LE QUOTIDIEN : En quoi la langue peut-elle être un obstacle dans l'accès aux soins ?
MARIE-CAROLINE SAGLIO-YATZIMIRSKY : Une personne qui n'a pas la langue a des réticences à aller consulter : elle craint de n'être pas comprise et ne sait pas comment accéder au système de soins. Qu'elle vienne accompagnée d'un tiers, un ami, un proche voire un enfant pour traduire, est loin d'être une solution car les questions médicales engagent l'intime. Pour le soignant comme pour le soigné, il y a des choses qui ne se disent pas devant un tiers.
En outre, la langue peut aussi limiter l'accès du soignant au patient. Il n'est pas rare que des services refusent des prises en charge en raison de l'absence d'interprète.
NICOLAS CHAMBON : L'absence de recours à un interprète était la norme dans le passé, ça l'est heureusement un peu moins aujourd'hui. Mais il y a encore du travail à faire pour sensibiliser les soignants et former les interprètes à intervenir en santé.
L'interprète est un tiers dans la relation médecin-patient, il a connaissance de ce qui est couvert par le secret médical. Dans quelles conditions l'interprétariat respecte-t-il l'éthique médicale ?
MCSY : Il faut recourir à des interprètes professionnels, spécialisés en santé. Ce qui suppose une organisation et un budget.
On ne s'improvise pas interprète médical. La question du secret médical et du respect de la personne est cruciale : il faut que le patient soit certain que rien ne sorte de la consultation. L'interprète doit garantir cela, surtout lorsqu'il est amené à revoir la personne dans d'autres contextes.
Se pose aussi la question des origines, qui ne peut être dénouée qu'en faisant appel à un professionnel. Quand un patient rencontre un interprète, ils se reconnaissent - ce que le médecin ne peut maîtriser. Cela peut être un avantage (certains sont très contents qu'un compatriote puisse faire médiation et réinscrire leurs souffrances dans un contexte culturel), mais pas toujours, notamment en cas de conflits communautaires ou politiques. Les Tadjiks qui parlent le dari à la frontière préfèrent des interprètes iraniens aux Afghans. Sans parler de conflits, il y a des jeux délicats : un Tamoul du Sri Lanka ne se reconnaîtra pas en un Tamoul Indien, ni un Bangladais chez un Bengali.
Enfin, certaines langues sont atteintes par la violence ; on a tué dans ces langues. Alors l'interprétariat n'est pas toujours possible et il faut accepter de recourir à des langues tierces, comme l'anglais.
Comment mettre en confiance le patient ?
MCSY : Le soignant doit poser le cadre : présenter l'interprète au patient, rappeler que rien ne sortira de la consultation. C'est capital, notamment à l'égard des patients qui, au cours de leur histoire, ont subi des violences à l'hôpital.
NC : Quant à l'interprète, il doit trouver sa place dans la consultation, qui ne va a priori pas de soi. Il doit se retrouver à égale distance entre le soignant et le patient, dans une triangulation. Idéalement, à la fin de la consultation, médecin et interprète devraient avoir un temps de discussion pour échanger sur leurs positions respectives.
L'interprétariat contribue aussi à mettre en confiance le soignant, en levant les ambiguïtés ou les incompréhensions autour d'une demande du patient. Loin d'être un simple traducteur, l'interprète peut avoir un rôle de médiateur, en mobilisant son expérience, généralement celui de la migration et de l'asile.
MCSY : Travailler avec un interprète que je connais et qui sait avoir une bonne distance est un réel soutien.
Certaines prises en charge peuvent durer longtemps. Faut-il garder le même interprète ?
NC : oui, c'est l'une des clefs de l'alliance thérapeutique.
MCSY : Souvent, je travaille avec deux interprètes - les prises en charge de psychotrauma à l'hôpital Avicenne peuvent durer de quelques mois à plusieurs années. Le patient n'est pas prêt à recommencer la thérapie avec une nouvelle personne. Même lorsqu'il apprend le Français, il préfère parfois encore recourir à l'interprète qui l'a accompagné, qui lui a ouvert un espace de parole.
Qu'en est-il du téléphone ?
MCSY : Ce n'est pas du tout la même chose. Le téléphone a un rôle informatif ; il peut être utile en urgence ou pour des professionnels isolés sur le territoire national. Mais il n'a pas le rôle thérapeutique d'un tiers en présence. L'interprète participe au cadre thérapeutique, tout se joue dans l'échange. Il permet parfois à des femmes qui ont subi des violences extrêmes et ne peuvent s'en ouvrir dans le cadre de la communauté, de parler.
Même à l'égard du soignant, la médiation de l'interprète permet de limiter l'effraction que peut provoquer la violence dans une relation duelle. L'effroi, une fois retraduit, commence à devenir communicable.
L'interprétariat se développe-t-il ?
MCS : Après un long moment de déni, où l'on considérait que les migrants devaient d'abord apprendre le Français pour s'intégrer et être soignés, l'interprétariat se développe. Et notamment dans le domaine de la santé. Mais il reste encore beaucoup à faire pour promouvoir la formation des interprètes.
NC : Un changement est apparu à partir de 2015, l'écho médiatique qu'a eu Calais, et plus généralement, la crise de l'accueil des migrants. Les référentiels de la Haute Autorité de santé (1) ont permis de reconnaître et valoriser l'activité des interprètes et médiateurs en santé. L'interprétariat est désormais entré dans les mœurs de certaines structures, comme les permanences d'accès aux soins de santé (PASS) et les équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP). Mais il faudrait désormais généraliser son recours au-delà de ce type de dispositifs qui risquent de se spécialiser dans l'accueil de ces publics.
(1) Coordonatrice ANR LIMINAL (Linguistic and Intercultural Mediations in a context of International Migrations)
(2) Responsable de recherche au sein de l'Observatoire santé mentale vulnérabilité et Sociétés (Ospere Samdarra), membre du programme ANR Rémilas (Réfugiés, migrants et leurs langues face aux services de santé)
(3) En vertu de la loi Santé de 2016, la Haute Autorité de santé a publié en octobre 2017 deux référentiels sur l'interprétariat et la médiation en santé.
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