Dr Muriel Salmona : « Les médecins doivent comprendre que l’inceste est un problème majeur de santé publique »

Publié le 05/03/2021
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Psychiatre et présidente de l’association « Mémoire traumatique et victimologie », le Dr Muriel Salmona fait beaucoup pour vulgariser la notion de mémoire traumatique. Un mécanisme crucial dans la prise en charge des victimes d’inceste.

Crédit photo : DR

Comment le mécanisme de la mémoire traumatique fonctionne-t-il chez les victimes d’inceste ?

L’inceste peut être un trauma qui peut avoir des répercussions sur la santé physique et mentale des victimes tout au long de leur vie, notamment via cette mémoire traumatique, qui est une mémoire non autobiographique, non consciente. Pour résumer, il y a deux possibilités. Soit la victime sait parfaitement ce qui lui est arrivé, et n’importe quel élément (une odeur, une situation…) va lui faire revivre les évènements, sans qu’elle ne comprenne pourquoi. Soit la personne n’a pas le souvenir de l’évènement, ou un souvenir extrêmement flou. C’est l’amnésie traumatique. Elle ressent alors des douleurs, des émotions, sans réussir à comprendre ce qui se passe.

Comment le médecin peut-il détecter les victimes de ce type de traumatisme ?

Les victimes vont développer des stratégies d’évitement, de contrôle total, pour faire en sorte que la mémoire ne s’allume pas. Certaines vont par exemple fuir certains lieux. D’autres, qui ne supportent pas d’être touchées, vont éviter les examens médicaux. Il y a des personnes qui vont se laver les mains en permanence, ayant toujours l’impression que quelque chose leur colle aux doigts. On en voit qui ont du mal à s’alimenter si les violences sexuelles ont concerné la zone buccale… En plus de l’évitement, l’autre grand type de stratégie est la conduite dissociante : alcool, drogues… C’est un peu comme en 1914-18 : si on sait qu’on va se faire tuer quand on va sortir, on ne peut le faire qu’après avoir bu plusieurs litres. On observe aussi des comportements de mise en danger, d’auto-scarification…

Comment les médecins peuvent-ils aider à repérer les victimes ?

Les médecins doivent comprendre que l’inceste est un problème majeur de santé publique, et qu’ils sont donc en première ligne. Les victimes de violences sexuelles disent que leur premier recours, c’est le médecin. Il faut donc adopter une démarche de recherche systématique : devant tout signe de souffrance mentale, tout comportement à risque, état dépressif, il faut poser la question des violences. L’important est de réfléchir à ce qui peut avoir allumé le comportement que l’on observe.

Et pour ce qui est de la prise en charge ?

Dès qu’on fait le lien avec la source du traumatisme, la mémoire traumatique se gère plus facilement. Dès qu’on met des mots sur ce qui s’est passé, qu’on met du sens, le processus d’intégration par les fonctions supérieures peut se remettre en marche. Le médecin doit donc proposer d’informer la personne sur ces mécanismes, lui dire qu’il s’agit de symptômes universels, normaux, et qu’on peut traiter.

De quelles ressources les médecins disposent-ils sur ce sujet ?

Le problème, c’est que les médecins ne sont pas formés à la violence et au psychotrauma. Avec l’association « Mémoire traumatique et victimologie », nous avons fait des modules sur la protection des enfants, nous donnons des informations sur la manière de leur poser les questions, sur les connaissances minimales à avoir… Nous avons aussi des brochures d’information médicale précises, qui sont des éléments d’information à l’usage des victimes. C’est important pour elles car elles pensent parfois qu’elles sont complètement folles, elles revivent leur agression, ont l’impression que des gens font intrusion chez elles… De tels documents peuvent permettre de les rassurer.

Avec la médiatisation actuelle de la thématique de l’inceste, vous attendez-vous à ce que les médecins soient davantage confrontés à la mémoire traumatique ?

Oui, vous avez vu sur les réseaux sociaux, il y a eu 80 000 tweets sur le #MeTooInceste en un weekend. Et comme 10 % des Français ont été victimes d’inceste (sondage Ipsos pour l’association « Face à l’inceste » effectué en novembre dernier, ndlr), cela fait 6,7 millions de victimes pour lesquelles le premier recours est le médecin. Je pense qu’il est urgent d’avoir un numéro de téléphone pour répondre aux questions des professionnels de santé sur le sujet. Nous allons aussi réfléchir à des formations très rapides, de l’ordre de trois heures, qui permettraient aux soignants de bien réagir et d’avoir les outils. Il n’y a pas besoin d’être spécialiste du sujet, et n’importe quel médecin sensibilisé peut éviter des catastrophes et empêcher des passages à l’acte, par exemple. 

Propos recueillis par AR

Source : Le Quotidien du médecin