LE QUOTIDIEN : Pouvez-vous nous expliquer comment et pourquoi avoir écrit ce livre sur l'histoire de l'Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) ?
Pr PATRICE DEBRÉ : En premier lieu, c'est toujours intéressant de voir comment se font les avancées scientifiques dans le cadre de la lutte contre les épidémies, et quelle en est la contribution de la société. Je voulais aussi montrer aux décideurs, ainsi qu'au grand public, que la réponse à une crise sanitaire est pluridisciplinaire et qu'il faut s'efforcer de la construire. C'est tout le propos du modèle particulier de l'ANRS qui est de programmer, évaluer, financer et suivre la recherche sur le sida, les hépatites et plus récemment les maladies émergentes en France et à l'international. Un modèle que l'on n'a jamais reproduit par la suite.
Quant à l'Agence nationale de la recherche (ANR), elle fait des appels d’offres non fléchés, n'assure pas le suivi des actions et n'a pas de politique d'animation ni de programmation nationale ou internationale.
Lors de sa création, l'ANRS correspondait, en France, à un modèle inédit d'animation de la recherche. Mais qu'en était-il à l'international ? Que dire par exemple de l'Institut national des allergies et des maladies infectieuses (NIAID) qui était déjà en place aux États-Unis ?
Il s'agit de deux modèles politiques très différents ! La particularité de la France est de disposer d'une mosaïque d'expertises institutionnelles, entre les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) comme l'Inserm ou le CNRS, les établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) comme le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ou le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), les institutions semi-publiques comme l'Institut Pasteur, les universités, les hôpitaux universitaires… C'est même assez étonnant de voir comment, à chaque fois qu'une nouvelle expertise devenait nécessaire, on a créé une nouvelle institution !
L'ANRS est une agence dotée d'un soutien budgétaire qui a rassemblé ces différentes expertises, alors qu'aux États-Unis, le gouvernement fédéral, au contraire, a créé une seule institution qui s'est divisée en grands blocs financés par domaines thématiques.
Vous dites que l'on n'a pas cherché à reproduire ce qui a été réalisé pour le sida dans d'autres domaines des sciences de la santé. Pourquoi ?
C'est un problème politique et financier. On aurait pu imaginer confier un budget de programmation conséquent à l'Inserm et lui demander d'animer la recherche. C'est d'ailleurs ce que l'Académie de médecine a suggéré. Mais il aurait fallu pour cela une refondation totale du financement et de la structuration de la recherche française.
Une autre solution possible, proposée en alternative par l'Académie, est de partir des alliances créées en 2007 pour coordonner la recherche. C'est à cette date que fut heureusement constituée l'Alliance pour les sciences de la vie et de la santé Aviesan, aujourd'hui coordonnée par le PDG de l'Inserm. Mais l'erreur a été de ne pas les doter de budget spécifique ni de personnalité morale. Cela n'a donc pas remédié à la désorganisation des politiques de recherche.
Au-delà, il faudrait que l'État ait une réelle volonté politique de soutenir la recherche en biologie santé et ne pas la limiter à l'attention portée aux épidémies. La part du PIB français consacrée à la recherche est inférieure à celui de l'Allemagne, de la Suède ou du Danemark. Nous sommes au 11e rang mondial pour ce qui concerne le soutien à la recherche médicale.
Néanmoins, le champ d'intervention de l'ANRS s'est progressivement élargi !
C'est vrai, mais cela a été long et difficile. Quand la recherche sur les hépatites a été ajoutée, il a fallu négocier pour faire entrer le VHC en 1999 puis le VHB seulement en 2004. Les maladies émergentes n'entraient pas dans le champ des compétences de l'ANRS. Il a fallu deux ans de Covid pour que ce soit enfin le cas et que l'ANRS devienne l'ANRS-Maladies infectieuses émergentes.
Certains pans essentiels ne sont d'ailleurs toujours pas couverts par l'agence, comme l'antibiorésistance, ce qui est incompréhensible. Une vingtaine de maladies tropicales, qui restent un fléau dans les pays du Sud, sont négligées, alors qu'elles pourraient étendre leur aire géographique avec les modifications climatiques et environnementales.
Sans parler de la santé environnementale et du « One Health » qui sont couverts par le programme international Prezode, mais dans lequel l'ANRS n'est pas présente, ce qui est regrettable compte tenu du fait que la plupart des maladies infectieuses sont des zoonoses.
Au début de votre ouvrage, vous citez les premiers grands essais dans le VIH, Concorde et Delta. Pourquoi ont-ils été si importants ?
L'ANRS a révolutionné la manière de concevoir les essais cliniques. Autrefois, c'était les industriels qui, ayant la main sur les médicaments, en faisaient les essais. L'agence a réfléchi aux besoins du sida, puis a fait appel aux industriels pour lancer les programmes de recherche thérapeutique. À cette fin, l'ANRS a mis en place des actions coordonnées, à travers une construction pluridisciplinaire des protocoles.
Un autre point très important est la coopération avec la société civile. Historiquement, les malades du sida ont été rapidement impliqués dans la recherche. Dès 1984, à Denver, des patients, qui assistaient à l'un des premiers congrès sur le sida, ont constaté qu'on y parlait de la pathologie et des traitements sans eux. Ils ont donc créé une charte popularisée en France grâce à Act Up. Ils ont commencé à s'informer et à s'éduquer, mais quand ils allaient voir les politiques, ils n'avaient pas de réponse. Ils se sont donc tournés vers l'ANRS.
Les personnes vivant avec le VIH ont d'abord participé à l'évaluation éthique des programmes. De là, ils ont franchi une nouvelle étape en participant à leurs designs. Ils sont maintenant présents dans les différents organes de l'ANRS et sont eux-mêmes investigateurs.
Les infectiologues travaillent beaucoup avec les pays du Sud dans le domaine du paludisme, de la tuberculose, du VIH ou d'Ebola. N'avez-vous pas l'impression que cette collaboration s'est grippée avec l'épidémie actuelle ?
L'ANRS a rassemblé des acteurs avec une volonté forte d'aide au développement. Cela a consisté à construire des partenariats, contacter les industriels et agir pour faire baisser les prix des médicaments. Cette coopération Nord/Sud aurait pu se faire à l'échelle européenne, mais l'Europe ne s'est pas construite autour de la santé.
De fait, lorsque l'épidémie de Covid a débuté, chaque pays, ou presque, a mis en place, sans concertation, son propre programme de recherche. Mais ce n'est pas une spécificité du Covid. Le diabète et les maladies chroniques ont le même problème d'absence de vision politique internationale.
Certes, il existe des grandes agences internationales comme Unitaid ou le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose ou le paludisme, auxquels la France participe. Mais quand elles se tournent vers la France, elles sont confrontées à une multitude d'EPST et d'Epic qui ont chacun leur propre politique internationale. Ce n'est pas facile à lire.
Les experts nous promettent un chapelet ininterrompu de crises sanitaires de plus en plus fréquentes. Comment nous y préparer ?
Par des programmes internationaux cohérents. Reprenons l'exemple de l'antibiorésistance. Le ministère a lancé un programme de lutte national, mais a très peu financé son volet international. C'est préoccupant, car c'est dans les pays du Sud que vont émerger les résistances avant éventuellement d'arriver chez nous ensuite.
Pour moi, il faut mener une sorte de révolution. Dans les années 1950, à la suite de deux colloques qui ont eu lieu à Caen, Pierre Mendès France avait souhaité refonder la recherche française. C'est quelque chose qu'il faudrait reproduire. Je vois plusieurs possibilités pour mieux structurer la recherche en biologie santé, comme repenser certains EPST, en particulier l'Inserm, ou doter les alliances pour les sciences de la vie d'un budget et d'une personnalité morale, en s'inspirant du modèle ANRS. Quelle que soit la solution envisagée, il faudra du courage politique.
*La Recherche en temps d’épidémie - Du sida au Covid, histoire de l'ANRS, Patrice Debré, éditions Odile Jacob, 2021
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