Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) a 40 ans. Cet anniversaire a été fêté en grande pompe sous la coupole de l'Institut de France le 9 mars, puis à la bibliothèque François-Mitterrand, le président de la République qui décida de sa création. Autant de symboles pour dire son importance au cœur de la cité et de la démocratie.
« Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) est devenu un acteur majeur dans la construction de la démocratie. Il doit le rester : il est d'autant plus attendu qu'elle est en péril et que la société est divisée. » Même si l'exercice est convenu, les mots du président, le Pr Jean-François Delfraissy, en guise de point d'orgue des 40 ans du CCNE, le 10 mars, ont emporté l'auditoire (certes acquis) par leur justesse. En particulier dans un pays tiraillé par les conflits sociaux.
Fondé en 1983 par le président François Mitterrand, le CCNE fut le premier Comité d’éthique national au monde. Institution indépendante avec un pouvoir d'autosaisine, il est l'un des trois piliers de la « bioéthique à la française », avec le corpus des lois de bioéthique depuis 1994 et les États généraux depuis 2011. Si son utilité est parfois questionnée, plusieurs de ses travaux ont infléchi le droit, comme ceux sur l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation (AMP) à toutes, l'allongement des délais pour l'interruption volontaire de grossesse (IVG) jusqu'à 16 semaines, l'assistance sexuelle pour les personnes handicapées, ou encore la fin de vie.
Il a permis aussi de simplifier le régime juridique encadrant les recherches sur les cellules souches pluripotentes - en le distinguant de celui encadrant la recherche sur l'embryon (2021), d'encourager l'abandon de l'approche psychanalytique dans l'autisme au profit d'autres approches neurobiologiques et éducatives (2007) ou encore de développer le dépistage de la trisomie 21 à partir du séquençage de l'ADN fœtal (2013). Il devrait très prochainement rendre un avis attendu sur le consentement en gynécologie.
Ne pas être pris de cours par la science
Les questions autour du début et de la fin de la vie sont consubstantielles au CCNE. La naissance d'Amandine, premier bébé-éprouvette, le 24 février 1982, eu un rôle précipitant dans la création du CCNE dans un milieu favorable. Il était alors question de donner une dimension nouvelle au comité d'éthique de l'Inserm qui avait huit ans ; c'est d'ailleurs son président, Jean Bernard, que François Mitterrand choisit pour prendre la tête de cette nouvelle instance.
Selon le décret du 23 février 1983, la mission du CCNE est de « donner son avis sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l'homme, des groupes sociaux ou la société tout entière ». Il s'agit d'interroger les avancées scientifiques et médicales pour savoir si elles sont un progrès ou une instrumentalisation de l'humain et ainsi ne pas se laisser prendre de vitesse par la science.
C'était aussi pour les chercheurs et praticiens une prise de conscience de leurs responsabilités et de l'impasse d'une éthique solitaire. D'où la pluridisciplinarité du comité qui rassemble aujourd'hui 46 membres (bénévoles !) et en a vu passer 279 en 40 ans. « Le CCNE n'est pas là pour défendre une position, mais pour apporter aux citoyens et décideurs publics un éclairage grâce à des regards différents », rappelle Pierre-Henri Duée, ancien président de la section technique du CCNE. « Il n'a pas à dire ce qu'il faut faire ou non : nous sommes une boussole », résume le Pr Delfraissy.
Le consensus n'est pas le Graal : 15 % des avis intègrent une opinion divergente, comme le 139 sur la fin de vie, publié en septembre 2022, ou le 126 sur l'ouverture de l'AMP à toutes les femmes en juin 2017. Dans le premier, qui trace les conditions éthiques d'une assistance au suicide pour des personnes au pronostic vital engagé à moyen terme, huit membres considèrent qu'il faut avant tout s'assurer de l'application effective des dispositifs existants. Le second expose des « points de butée » à discuter - place du père, différence entre couples de femmes et femmes seules, rareté des ressources biologiques… - et même une opposition franche à l'AMP pour toutes.
Ce principe d'ouverture se traduit aussi dans le rôle d'animateur du débat public confié au CCNE dès sa création, à travers l'organisation de conférences annuelles, de journées des lycéens et d'États généraux de la bioéthique.
Sensibilité aux plus vulnérables
Sans abandonner les questions liées à l'embryon ou à la génétique, le CCNE s'est emparé au fil du temps de problématiques sociétales aux liens plus ténus avec la science. En octobre 2017, il publie l'avis 127 sur les migrants, où il rappelle l'exigence éthique de solidarité ; il a aussi travaillé sur l'adoption, la prison, la prise en charge des mineurs agressés, la concentration des âgées en établissements en 2018, bien avant le scandale Orpea. Sans oublier la crise du Covid (huit travaux), comme il avait pu le faire du temps du sida (trois avis).
« La santé publique, la dimension collective de la vie est désormais une thématique majeure », observe la démographe Annabel Desgrées du Loû de l'Institut de recherche pour le développement, nommée membre en 2021. De là surgit une tension éthique puisque les concepts de justice sociale questionnent une bioéthique dont l'individu est le sujet et l'horizon (autour de notions comme le respect de la personne, du consentement, de l'autonomie, etc.). Sans compter que « nous sommes dans une société avec une grande diversité de systèmes de valeurs et de pratiques culturelles, poursuit-elle. Nous devons réfléchir à ce qui nous est commun ; l'attention aux plus vulnérables peut à mon sens nous aider à tenir le cap. »
« Toutes les situations de vulnérabilités, y compris celles engendrées par la médecine, doivent appeler à la solidarité, ciment de la société », reprend en écho le Pr Régis Aubry, président de la section technique du CCNE et spécialiste de la fin de vie.
Ces prochaines années devraient voir grandir les problématiques autour de la santé environnement et du concept de « One Health », du numérique, des neurosciences ou encore de la génomique, tandis que sur la forme, s'impose une large diffusion des questionnements éthiques. « L'éthique ne doit pas être capturée par une "élite" : les professionnels de santé, les citoyens usagers, les jeunes doivent être formés et s'approprier les concepts, sans compter qu'ils peuvent faire remonter des alertes », exhorte le Pr Grégoire Moutel, directeur de l’Espace de réflexion éthique régional (Erer) Normandie. Être à l'écoute de la société et des sciences tout en gardant son indépendance, telle est la ligne de conduite que se donne le CCNE.