Pr Jean-François Delfraissy, président du CCNE

« Le comité doit être indépendant du politique et de la société »

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Publié le 24/03/2023
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Le Pr Jean-François Delfraissy, médecin et chercheur en immunologie, a pris la présidence du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) en 2017 avec la volonté d'être « un éthicien du bon sens ». Renouvelé dans ses fonctions en avril 2022, il défend l'indépendance de l'instance et ses priorités.

Crédit photo : JOEL SAGET / AFP

LE QUOTIDIEN : Quels sont à vos yeux les avis les plus marquants de ce CCNE quadragénaire ?

Pr JEAN-FRANÇOIS DELFRAISSY : Le CCNE a rendu plus de 150 avis et opinions : sur le début et la fin de la vie (à plusieurs reprises), les progrès scientifiques et leurs conséquences pour la société (par exemple dans le domaine de la génomique), les valeurs transversales comme le consentement, ou encore, particulièrement ces dernières années, sur les enjeux soulevés par les évolutions sociétales (vieillissement, migrants, accès aux innovations thérapeutiques, etc.).

Ces avis s’adressent à trois publics : les citoyens, les médecins et scientifiques, les décideurs politiques. Leur réception nous surprend parfois. Certains n’ont pas le retentissement escompté lors de leur publication : ce n’est que deux ou trois ans plus tard qu’ils reviennent sur le devant de la scène, comme le travail que nous avons fait – avant le Covid ! - sur les personnes âgées.

D’autres avis ont un impact immédiat, comme le 129, qui, reprenant les réflexions des États généraux de la bioéthique, a conduit à la levée de l’anonymat du don et à l’ouverture de l’aide médicale à la procréation (AMP) pour les couples de femmes et les femmes seules, ainsi qu'à la création d’un nouveau régime de recherche sur les cellules souches embryonnaires, distinct de celui de l’embryon, tout en réaffirmant des lignes rouges éthiques (interdiction de créer des gamètes artificiels ou des embryons pour la recherche).

Notre avis sur la fin de vie (139), publié en septembre, et celui sur la santé publique (140), en octobre, ont des répercussions importantes. Le second réclamait que l’éthique soit au cœur de la réorganisation du système de santé et qu’on laisse du temps aux soignants. Dès janvier, le gouvernement s'est engagé à revenir sur le « tout T2A ».

Quels sont les sujets les plus délicats à traiter ?

Les difficultés se concentrent sur les questions sociétales, en particulier autour de la procréation et de la fin de vie. Se pose d'abord la question de la légitimité du CCNE à s'emparer de ces aspects sociétaux. Il y a une ligne de crête à trouver entre un comité qui ne s'occuperait que de sujets strictement scientifiques et une instance qui serait guidée par la vision sociétale.

À mon sens, le CCNE doit prendre en compte ces sujets qui touchent à la fois à la médecine et à la société, tout en restant indépendant du politique et de l'air du temps. Ceci d'autant que la majorité des innovations scientifiques débouchent sur des problématiques sociétales. Par exemple, l'émergence en neurosciences d'outils qui permettent la modification des circuits neuronaux ne manque pas d'interroger le milieu scolaire. Le paysage scientifique devient si complexe et enchevêtré qu'on ne peut en rester à une pensée par discipline : on ne peut parler de génomique sans penser aux big data, ni évoquer les cellules souches sans réfléchir aux organoïdes.

Comment garantir l’indépendance du CCNE par rapport au politique ?

Nous sommes une instance administrative indépendante qui peut s’autosaisir de sujets en choisissant son calendrier. Le travail sur la fin de vie vient d'une autosaisine lancée en juin 2021 ! Par ailleurs, le CCNE rassemble plusieurs expertises : pas seulement des chercheurs ou des médecins, mais aussi des philosophes, des spécialistes des sciences humaines et sociales, des juristes, des représentants des courants de pensée, de la société civile et des patients… C'est un exercice d'intelligence collective !

L’indépendance doit s'éprouver au jour le jour. Je peux assurer que je n'ai eu aucune pression. Le CCNE, en s'engageant sur des sujets de politique de santé, rentre dans la sphère politique mais il a toujours pu exercer librement son indépendance.

À l’inverse, comment ne pas être hors sol ?

Déjà, nous affichons clairement cette volonté, ce qui n'a pas toujours été le cas au CCNE qui a pu paraître un temps comme une instance au-dessus de la mêlée.

Nous avons beaucoup avancé grâce aux États généraux de 2018 et aux espaces éthiques régionaux, avec lesquels nous venons d'organiser en 2023 plus de 300 débats sur la fin de vie, rassemblant 30 000 personnes ! Nous espérons toucher davantage les jeunes, notamment à l'occasion de l'acte 3 des 40 ans du CCNE, qui donnera lieu à la présentation d'une réflexion menée par le réseau des classes de terminale du Comité sur les enjeux éthiques du changement climatique à la cité des sciences le 24 mai.

Les médecins sont-ils mieux sensibilisés à l'éthique ?

Il me semble que oui. La question des valeurs et du sens du soin revient souvent dans le climat de morosité des hôpitaux. La Conférence des doyens a pris conscience de l’importance de ces sujets et de la nécessité d’y consacrer des heures de formation, au début et à la fin des cursus. Mais il faut encore renforcer la formation aux humanités dans les études de médecine et plus généralement de santé.

Vous appelez à ouvrir les fenêtres de la bioéthique à la française…

Au-delà de la prise en compte des sujets émergents que sont l'environnement et le numérique, l'un de nos chantiers est la construction d'une « bioéthique à l'européenne », à travers la création d'un réseau dans les grandes démocraties de l’Europe de l’Ouest.

Propos recueillis par C. G.

Source : Le Quotidien du médecin