Étude & Pratique

Dépistage des cancers, quels gains en termes de durée de vie ?

Publié le 24/05/2024
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Une méta-analyse a tenté de quantifier et d’exprimer les bénéfices du dépistage de certains cancers sous forme de durée de vie gagnée, ce qui pourrait faciliter l’information objective des patients. Les résultats suggèrent un impact globalement très faible mais des biais majeurs limitent leur portée et leur utilisation dans la relation médicale.

Dépistage des cancers

Estimation de la durée de survie liée aux modalités de dépistage des cancers

Une méta-analyse des essais randomisés

Estimated Lifetime Gained With Cancer Screening Tests. A Meta-Analysis of Randomized Clinical Trials

Bretthauer M, Wieszczy P, Løberg M & al.

Jama Internal Medicine 2023;183:1196-1203. https://doi.org/10.1001/jamainternmed.2023.3798

CONTEXTE

Le dépistage de certains cancers est considéré (et promu) comme susceptible de sauver des vies et/ou de la prolonger (1, 2). Les modalités de dépistage testées dans des essais comparatifs randomisés (ECR), puis mises en œuvre (et parfois recommandées) dans des programmes organisés populationnels dans certains pays, sont : la mammographie pour le cancer du sein, le dosage de l’antigène spécifique prostatique (PSA) pour le cancer de la prostate, l’hémoccult annuel ou bi-annuel, ou l’endoscopie (sigmoïdoscopie ou colonoscopie) pour le cancer colorectal, le scanner thoracique pour le cancer du poumon chez les fumeurs ou anciens gros fumeurs et le frottis cervico-vaginal (ou plus récemment la recherche de papillomavirus) pour le cancer du col utérin.

Comme toute intervention médicale, le dépistage des cancers chez un sujet sain peut apporter des bénéfices cliniques importants (morbimortalité), mais aussi exposer à des effets indésirables parfois sévères : faux positifs anxiogènes, examens complémentaires et/ou traitements invasifs inutiles (3, 4).

Dans la plupart des cas, les campagnes de dépistage organisé promeuvent les bénéfices bien plus qu'elles n'abordent les risques. De ce fait, les « bénéfices » en termes de réduction de la mortalité sont largement mis en avant pour convaincre les populations de participer (5), alors que, d’un point de vue éthique de l’information médicale fournie, ces campagnes promotionnelles sont relativement ambiguës, incomplètes, et critiquables.

Le plus souvent, les essais évaluant les bénéfices des dépistages fournissent des résultats en termes de pourcentage de décès à un moment donné (par exemple 5 ou 10 ans après la randomisation). Cette information utile n’apporte rien en termes de gain de durée de vie alors que pour les patients (et les médecins), cette donnée serait plus parlante.

Le plus souvent, les essais évaluant les bénéfices des dépistages fournissent des résultats en termes de pourcentage de décès à un moment donné

 

OBJECTIF

Évaluer les modalités de dépistage de certains cancers en termes de mortalité totale et de durée de vie gagnée.

MÉTHODE

Méta-analyse des ECR avec une durée de suivi > 10 ans et des autres méta-analyses récentes d’ECR (si disponibles) ayant comme critère de jugement principal la mortalité totale et ayant fourni la durée de vie des sujets inclus dans chaque groupe (dépistés vs non dépistés). Les publications sélectionnées concernaient les 5 dépistages cités dans l’introduction de cet article. La recherche des publications et leur sélection ont suivi les recommandations Prisma 2020 (6). Toutes les données sélectionnées étaient issues des analyses sur la mortalité totale faites en intention de traiter (ITT) présentées dans les publications. Les résultats sont exprimés en risque relatif (RR) pour la mortalité totale et en nombre de jours de vie gagnés pour chaque modalité de dépistage, agrémentés de leur intervalle de confiance à 95 %.


RÉSULTATS

La recherche bibliographique a identifié 4 134 publications évaluant les performances d’un test de dépistage du cancer. Parmi elles, 103 ont été considérées comme potentiellement éligibles, et 18 répondant à tous les critères d’inclusion du présent travail ont été retenues. Ces essais avaient inclus 2 111 958 participants : 4 d’entre eux portaient sur la sigmoïdoscopie, 4 sur l’hémoccult tous les 2 ans, 4 sur le PSA, 3 sur le scanner thoracique, 2 sur la mammographie et 1 sur la colonoscopie complète.

- Pour la mammographie (cancer du sein), le RR sur la mortalité totale (7) était de 1,00 (IC95 % = 0,95-1,04) et la durée de vie gagnée était de 0 jour (IC95 % = -190 ; +237).

- Pour l’hémoccult tous les deux ans (cancer colorectal), le RR sur la mortalité totale était de 1,00 (IC95 % = 0,99-1,01) et la durée de vie gagnée était de 0 jour (IC95 % = -55 ; +55).

- Pour la sigmoïdoscopie (cancer colorectal), le RR sur la mortalité totale était de 0,98 (IC95 % = 0,95-1,00) et la durée de vie gagnée était de 110 jours (IC95 % = 0-274).

- Pour la colonoscopie (cancer colorectal), le RR sur la mortalité totale était de 0,99 (IC95 % = 0,96-1,04) et la durée de vie gagnée était de 37 jours (IC95 % = -146 ; +146).

- Pour le test PSA (cancer de la prostate), le RR sur la mortalité totale était de 0,99 (IC95 % = 0,99-1,01) et la durée de vie gagnée était de 37 jours (IC95 % = -37 ; +73).

- Pour le scanner thoracique (cancer du poumon), le RR sur la mortalité totale était de 0,99 (IC95 % = 0,88-1,08) et la durée de vie gagnée était de 107 jours (IC95 % = -286 ; +430).

- Dans le seul essai randomisé publié (8) ayant évalué les performances de quatre tests simultanés de dépistage des cancers dans une même population – prostate (PSA annuel), colorectal (2 sigmoïdoscopies), poumon (radiographie pulmonaire annuelle) et ovaires chez les femmes (dosage annuel du CA 125) –, le RR sur la mortalité totale était de 0,98 (IC95 % = 0,96-1,00) et la durée de vie gagnée était de 123 jours (IC95 % = 6-227).

COMMENTAIRES

Une lecture un peu rapide, en prenant ces résultats au pied de la lettre, pourrait amener à être décontenancé, voire désenchanté, à l’égard des promotions publiques pour le dépistage organisé de certains cancers.

En fait, cette méta-analyse, dont l’objectif était plutôt original, souffre d’au moins deux biais rédhibitoires qui limitent fortement la crédibilité des résultats :

- Il n’a regroupé que 0,044 % (soit 4,4 pour mille) des 4 134 ECR ayant testé les performances d’un programme de dépistage. Ce très faible taux de sélection était lié aux exigeants critères d’inclusion de la méta-analyse qui étaient au minimum des résultats sur la mortalité totale ET la durée de vie gagnée, ce qui est particulièrement rare dans ces ECR. Autrement dit, les auteurs ont écarté 4 116 publications.

- Dans la littérature, il y a un immense débat sur la pertinence du critère de jugement principal des ECR évaluant les performances d’une modalité de dépistage. Les spécialistes d’organe affirment que le critère principal des ECR doit être la mortalité spécifique liée au cancer dépisté. De leur côté, les experts de santé publique préfèrent la mortalité totale dans les ECR dépistant un seul cancer, ignorant alors que, pour cela, il faut multiplier par 10 les effectifs et la durée de suivi, ce qui n’est ni intellectuellement réaliste, ni matériellement faisable (9).

Au total, le niveau de preuve de cette méta-analyse biaisée est trop faible pour que ses résultats soient réellement crédibles et utilisables pour informer les patients.

En pratique, une démarche de décision partagée éthique, transparente et honnête avec un patient nécessite de l’informer (numériquement) des bénéfices cliniques et du risque d’effets indésirables de la participation à un programme de dépistage de masse. Par exemple, selon la méta-analyse de Gøtzsche (10) intéressant le dépistage du cancer du sein, il faut faire une mammographie tous les deux ans pendant 10 ans à 2 000 femmes âgées de 50 à 74 ans pour éviter 1 décès par cancer du sein. En contrepartie, 10 d’entre elles faussement positives subiront des examens complémentaires et/ou des traitements invasifs inutiles. Enfin, 200 femmes également faussement positives développeront un état anxieux prolongé. Un ECR australien récent (10) a démontré qu’une information complète, factuelle et claire délivrée aux femmes réduisait significativement leur intention de participer au dépistage de 10 % en valeur absolue, p < 0,001. Finalement, une fois objectivement éclairée, c’est à la personne de décider de sa participation et non au médecin ou aux institutions.

Bibliographie

1. Vanchieri C. National Cancer Act: a look back and forward. J Natl Cancer Inst 2007;99:342-45. https://doi.org/10.1093/jnci/djk119

2. Bretthauer M, Kalager M. Principles effectiveness and caveats in screening for cancer. Br J Surg 2013;100:55-65. https://doi.org/10.1002/bjs.8995.

3. Woloshin S, Schwartz LM, BlackWC, Kramer BS. Cancer screening campaigns—getting past uninformative persuasion. N Engl J Med. 2012;367:1677-79. https://doi.org/10.1056/NEJMp1209407.

4. Seffrin JR. We know cancer screening saves lives. American Cancer Society Cancer Action Network. 2009. https://www.fightcancer.org

5. Schwartz LM, Woloshin S, Fowler FJ Jr, Welch HG. Enthusiasm for cancer screening in the United States. JAMA 2004;291:71-8. https://doi.org/10.1001/jama.291.1.71

6. Page MJ, McKensie JE, Bossuyt PM & al. The Prisma 2020 statement: an updated guideline for reporting systematic reviews. BMJ 2021;372,https://doi.org/10.1136/bmj.n71

7. 8. Gøtzsche PC, Jørgensen KJ. Screening for breast cancer with mammography. Cochrane Database Syst Rev 2013;(6):CD001877. https://doi.org/10.1002/14651858.CD001877.pub5

8. Pinsky PF, Miller EA, Zhu CS, Prorok PC. Overall mortality in men and women in the randomized Prostate, Lung, Colorectal, and Ovarian Cancer Screening Trial. J Med Screen. 2019;26:127-34. https://doi.org/10.1177/0969141319839097.

9. Yaffe MJ, Mainprize JG. The Value of All-Cause Mortality as a Metric for Assessing Breast Cancer Screening. J Natl Cancer Inst 2020;112:989-93. https://doi.org/10.1093/jnci/djaa025

10. Hersch J, Barratt A, Jansen J & al. Use of a decision aid including information on over detection to support informed choice about breast cancer screening: a randomised controlled trial. Lancet 2015;385:1642-52. http://dx.doi.org/10.1016/S0140-6736(15)60123-4.

 

Docteur Santa Félibre, généraliste enseignant

Source : Le Quotidien du Médecin