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LES DERMATOSES DES PEAUX TRÈS PIGMENTÉES

Publié le 10/05/2021
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La prise en charge des populations à peaux fortement pigmentées demande de bien connaître les spécificités sémiologiques de certaines lésions dermatologiques élémentaires, dont l’aspect est rarement ou non abordé dans la littérature. Elle requiert aussi de savoir quelles sont les pathologies dont la prévalence, la sévérité ou le pronostic diffèrent selon le degré de pigmentation de la peau.

Pityriasis rosé de Gibert sur peau noire

Pityriasis rosé de Gibert sur peau noire
Crédit photo : Pr Antoine Mahé

INTRODUCTION
La dermatologie sur peaux hyperpigmentées relève d’une médecine de la diversité, qui ne se résume pas à la couleur de la peau et déborde la spécialité pour englober des domaines comme les sciences sociales, la pharmacogénétique, etc. Il ne s’agit pas de s’inscrire dans une démarche « politiquement correcte » mais d’assurer à tous les patients, quelle que soit leur origine, une prise en charge optimale, prenant en compte, au-delà des invariants universels, certaines spécificités, qu’elles soient génétiques, géographiques ou socioculturelles, sans pour autant tomber dans le piège de l’« ethnicisation » à l’extrême.

DÉFINIR LA MÉDECINE DE LA DIVERSITÉ
La médecine de la diversité, qui tient compte des origines génétiques, géographiques ou socioculturelles, se pratique de façon « naturelle » en Europe, où implicitement on connaît le risque de cancer cutané en fonction du phototype cutané, celui de dysplasie de hanche chez les Bretons, celui de maladie de Lyme en Alsace. On sait aussi que l’expression de la douleur varie selon le contexte culturel. Mais ces savoirs manquent parfois devant un patient originaire d’une autre région du monde, exposé à d’autres pathologies génétiques ou acquises, et exprimant ses plaintes et sa douleur de façon différente du fait du contexte culturel.
Loin d’un effet de mode ou d’une quelconque discrimination, il s’agit d’adapter nos connaissances aux migrations afin que la qualité des soins persiste quelle que soit l’origine du patient. Il y a beaucoup à apprendre de la pharmacogénétique. Ainsi, on avait constaté que le taux de rejet après greffe d’organe était bien plus élevé chez les Afro-Américains que chez les personnes d’origine européenne (Caucasiens) et la mauvaise observance vis-à-vis du traitement par tacrolimus avait été incriminée. En réalité, l’explication n’est pas sociale ou comportementale, mais tient au fait que 40 % des Afro-Américains métabolisent beaucoup plus vite ce médicament et requéraient des doubles doses, ce qu’on ne peut pas mettre en évidence si les études ne sont menées que chez les Caucasiens ou toutes populations confondues. Ces variations ne sont pour autant pas toujours liées à l’origine, puisqu’on sait que dans la population européenne, 7 % des patients sont des métaboliseurs rapides pour la codéine ou le tramadol et sont exposés à des surdosages, quelles que soient leurs origines.
Autre écueil dans l’abord de ces patients non européens : les biais cognitifs liés à certains préjugés, qui peuvent amener à « se précipiter » sur un diagnostic exotique. Or si certaines maladies dermatologiques ont une prévalence ou une présentation différentes sur les peaux hyperpigmentées, la très grande majorité des pathologies est similaire. Ce n’est pas parce qu’un Africain a une tache claire qu’il a forcément la lèpre et statistiquement, le risque de lèpre devant une hypochromie sur peau noire est d’un sur 1 000 !

→ DIPLÔME D’UNIVERSITÉ DE MÉDECINE DE LA DIVERSITÉ
Ce DU organisé par l’université de Strasbourg (directeur du diplôme : Pr Antoine Mahé, co-responsable : Dr Cédric Lenormand) est le premier de ce type. Il a pour objectif d’améliorer les compétences des médecins dans la prise en charge des patients de type non européen afin de pouvoir prendre en compte la diversité des origines et l’intégrer dans leur pratique médicale générale. Les 100 heures de cours menées intégralement sur Internet sont réparties en cinq modules : sciences sociales, particularités des maladies à expression cutanée sur les peaux fortement pigmentées, particularités de pathologies d’organes et de système, influence du milieu (grands ensembles régionaux planétaires d’intérêt sanitaire), méthodologies d’études
et d’enseignement.
Pour en savoir plus :
- Service de la formation permanente, bureau des DU et DIU, faculté de médecine (4, rue Kirschleger, 67085 Strasbourg, mail : med-du-diu@unistra.fr)
- Site de la faculté de médecine de Strasbourg : http://medecine.unistra.fr > Formations > Formation médicale continue

DÉFINIR UNE PEAU FORTEMENT PIGMENTÉE
Le terme de peau plus ou moins « pigmentée » décrit mieux la réalité que ceux de peau « blanche » ou peau « noire » ; il n’existe pas de seuil entre peau claire et peau foncée, mais tout un continuum dans l’intensité de la pigmentation.
Certaines classifications peuvent être utiles en pratique, comme la classification de Fitzpatrick, élaborée en 1975 non pour évaluer la couleur de la peau mais pour évaluer la sensibilité aux UV, et qui identifie six phototypes de 1 à 6 (risque très élevé de coup de soleil à risque très faible), allant donc du phototype le plus clair au plus foncé, même si on pourrait multiplier les catégories à l’infini.
La typologie ITA (Individual Typology Angle) recouvre la même classification (peau très claire, claire, intermédiaire, mate, brune ou foncée). Elle se base sur la spectrocolorimétrie, qui mesure trois composantes de la peau, en s’appuyant sur le système Lab de la Commission internationale de l’éclairage (CIELab) : L pour l’intensité ou luminance, a et b sont des paramètres de chrominance qui décrivent la couleur.
Il existe une seule méthode objective de mesure, celle du degré de réflectance de la lumière, qui donne très exactement le degré de pigmentation de la peau. Elle n’est pas utilisée en pratique mais pourrait avoir un intérêt en recherche, par exemple pour évaluer les différences dans les caractéristiques physico-chimiques de la peau, comme la sécheresse ou la perte d’eau transépidermique, et les corréler au degré de pigmentation.
Une littérature pauvre Clairement, la médecine de la diversité n’est pas un sujet prioritaire et dans le peu de littérature existante, la méthodologie des études n’a pas vraiment la même rigueur que les sujets plus « universaux ». Même aux USA, où le sujet est particulièrement concernant et où la recherche dispose de grands moyens, on recense peu d’études sur le sujet. La France ne mène pas non plus beaucoup de recherches sur ce thème et les données recueillies en Afrique pèchent par la méthodologie et le manque de moyens. En revanche, en Asie, les études autour de la médecine de la diversité sont plus nombreuses, en particulier dans le domaine de la pharmacogénétique.
Ainsi, des pathologies très spécifiques au cheveu fortement convoluté – dit cheveu crépu – comme l’acné chéloïdienne de nuque ou la pseudo-folliculite de barbe (cf. plus loin) – cette dernière concernant 20 à 30 % des hommes aux cheveux et aux poils très convolutés – n’ont guère bénéficié d’études, hormis récemment quelques-unes bien menées mettant en évidence une prédisposition génétique.
Par ailleurs, l’interprétation de ces études souffre de certains biais en distinguant parfois mal ce qui relève de la génétique ou du socioculturel. Ainsi, certaines études américaines montrent que l’HTA est plus fréquente chez les Afro-Américains, mais est-ce d’origine génétique ou lié à des conditions de vie plus délétères ?

 

→ LA PROTECTION SOLAIRE OUBLIÉE SUR PEAU NOIRE
La protection solaire est généralement négligée sur les peaux hyperpigmentées, alors que dans certaines dermatoses comme le lupus ou l’acné, la stimulation de la pigmentation par un processus inflammatoire peut être aggravée par les UV. La photoprotection est alors souhaitable, que ce soit par les vêtements, les crèmes, etc.

LES VARIATIONS SÉMIOLOGIQUES
Certains signes cliniques sont effectivement difficiles à reconnaître sur une peau hyperpigmentée.
L’érythème : si l’érysipèle est généralement visible sauf sur peau très foncée, les éruptions type rougeole, roséole, rubéole, dengue sont moins évidentes à diagnostiquer que sur peau claire, et il est indispensable de tenir compte du contexte, de l'état des conjonctives, des arthralgies, de la fièvre, etc. En ce qui concerne la rougeole, elle peut être mise en évidence sur le faciès rougeoleux et l’éruption granitée liée à l’accentuation folliculaire.
La phase cyanique du phénomène de Raynaud (lire notre Mise au point du Généraliste n° 2943) peut être mal vue, de même les purpuras lorsque la peau est très foncée. Là aussi, il faut tenir compte du contexte et, si on suspecte un purpura thrombopénique, rechercher une épistaxis, un purpura du voile du palais.
À l’inverse, d’autres pathologies sont plus nettes sur peau noire. La sclérodermie systémique est souvent plus aisée à mettre en évidence sur peau foncée, où elle s’accompagne souvent d’une achromie mouchetée avec un aspect « piqueté ». Le lichen plan arbore pratiquement toujours un caractère nigricans sur peau noire, réalisant une sorte de tatouage disgracieux mal vécu par les patients.
Globalement, les troubles dyschromiques sont fréquents dans les dermatoses sur peaux pigmentées, comme dans le lupus érythémateux chronique par exemple, et sont généralement plus difficilement vécus que sur peau claire (les taches hypochromiques sont plus mal ressenties sur une peau foncée). Une acné, avec son aspect de pustules, sera très mal vécue par une personne à peau claire, tandis que les taches hypochromiques domineront la plainte chez celles de phototype foncé. Ainsi, un nouveau traitement par immunothérapie du mélanome (anti-PD1) a pour effet secondaire fréquent le vitiligo, ce que les personnes à peau foncée vivent mal, une problématique qu’on ne retrouve pas chez les phototypes européens.
L’hyperpigmentation post-inflammatoire est classique sur peaux noires. Par des mécanismes non élucidés, l’inflammation stimule l’activité des mélanocytes, qui produisent de la mélanine en excès. En principe, cette hyperpigmentation régresse avec le traitement de l’inflammation mais peut dans certains cas persister. Ainsi l’acné s’accompagne volontiers d’hyperpigmentation, et le groupe thématique « peaux noires » de la Société française de dermatologie (SFD) s’était interrogé sur l’intérêt de prescrire d’emblée de l’isotrétinoïne orale dans les phototypes 4 ou 5 pour limiter les séquelles pigmentées. Mais la question reste débattue car 9 fois sur 10, l’hyperpigmentation disparaît lorsqu’elle est uniquement liée à l’inflammation et seules peut-être 10 % des pigmentations sont séquellaires, avec des cicatrices pigmentées dont la prise en charge est complexe.

 

→ LES EFFETS SECONDAIRES DES PRODUITS DÉPIGMENTANTS
 • Certains produits dépigmentants peuvent entraîner des complications cutanées, voire systémiques. S’éclaircir la peau est une mode chez certaines femmes et certains hommes, et relève d’une logique du même ordre que les peaux claires qui cherchent un bronzage à tout prix. Certaines substances sont assez toxiques, comme l’hydroquinone qui n’est pas dénuée d’un rôle cancérigène, les dérivés mercuriels et les corticoïdes qui, utilisés en topiques, ont à forte dose un passage systémique, avec une toxicité rénale pour les mercuriels, un risque d’HTA, de diabète, de syndrome cushingoïde, voire de nécrose de la tête fémorale pour les corticoïdes.
 • Il faut connaître l’existence de ces pratiques non seulement en dermatologie mais aussi en diabétologie, cardiologie ou médecine générale, et savoir aborder leur utilisation, surtout sans porter de jugement de valeur.

LES PATHOLOGIES LIÉES À LA PIGMENTATION DE LA PEAU
Les différences de prévalence des maladies sont surtout liées à des déterminismes géographiques ou épidémiologiques, plus qu’à la couleur de la peau.
La meilleure tolérance des peaux hyperpigmentées aux UV fait qu’elles sont moins exposées aux coups de soleil et aux photodermatoses.
→ Les dermatoses malignes en particulier sont plus rares, et plutôt liées à des facteurs environnementaux ou épidémiologiques qu’on ne retrouve pas forcément dans les pays occidentaux.
Les carcinomes basocellulaires sont d’autant plus rares que la peau est plus pigmentée. Même chose pour les carcinomes épidermoïdes, mais ils sont très particuliers dans la mesure où ils se développent sur les régions couvertes par les vêtements, sur des brûlures ou des plaies chroniques, ainsi qu’au niveau génital, ce qui n’est pas lié à la couleur de la peau mais à l’épidémiologie des HPV oncogènes très prévalents dans les zones tropicales. De ce fait, et en raison du manque d’informations des soignants et des patients, ces cancers épidermoïdes peuvent être méconnus jusqu’à un stade évolué comme l’a montré une étude menée en Guadeloupe. De même, les mélanomes, très rares mais susceptibles de se développer sur les zones les moins pigmentées, comme la plante des pieds, la paume des mains et le lit unguéal, localisations électives à la peau noire, sont méconnues, et l’autodépistage serait à promouvoir.
→ À l’inverse, certaines pathologies ne se retrouvent pratiquement que sur les peaux hyperpigmentées, comme la kératodermie ponctuée palmaire, l’hypomélanose maculeuse confluente progressive, l’acné chéloïdienne de nuque, la pseudo-folliculite de barbe. La pseudo-folliculite de barbe correspond à des poils incarnés au niveau des zones de rasage. Elle se traduit par des papules, des pustules et peut laisser des cicatrices hypertrophiques. L’acné chéloïdienne de nuque, fréquente chez les jeunes d’origine africaine ou asiatique, n’est pas en réalité une acné, mais une forme particulière de folliculite, avec des pustules et des nodules laissant souvent une cicatrice chéloïde, voire une alopécie. Elle siège généralement sur la partie postérieure du cuir chevelu. L’alopécie cicatricielle centrale centrifuge (ACCC), surtout observée chez les femmes ayant les cheveux crépus, pourrait être favorisée par les agressions physiques et chimiques répétées du cheveu.
→ Les chéloïdes sont plus fréquentes sur les peaux noires, autour de 5 à 10 % des individus, mais avec un taux variable selon les ethnies, et représentent un motif de consultation non négligeable. Elles seraient plutôt liées à des facteurs génétiques qu’au degré de pigmentation de la peau, puisque selon une étude menée au Kenya, la prévalence des chéloïdes chez les albinos est la même que chez les non albinos. Les Asiatiques, chez qui elles sont fréquentes, ont proposé des algorithmes de risque de développer des chéloïdes, qui dépendent en particulier de l’âge (prévalence élevée entre 10 et 50 ans) et du siège des lésions. Il n’y a toujours pas vraiment de traitement efficace pour les chéloïdes en dehors des injections de corticoïdes en première intention et surtout de la prévention lors du traitement des plaies en limitant les sutures et les tensions.

 

Dr Maia Gouffrant (rédactrice) et le Pr Antoine Mahé (dermatologue, professeur conventionné de l’université de Strasbourg)

BIBLIOGRAPHIE
1. Mahé A., Ly F. (2007) Maladies systémiques à expression cutanée chez les sujets ayant la peau dite noire.
In : Manifestations dermatologiques des connectivites, vasculites et affections systémiques apparentées. Springer, Paris. https://doi.org/10.1007/978-2-287-33886-1_19
2. Mahé A. Dermatologie sur peau noire. Doin, Paris : 2000.
3. Groupe thématique « peau noire » de la SFD (Société française de dermatologie), algorithmes sur l’alopécie,
les chéloïdes, les taches claires, les hyperchromies et Liste de spécialités utilisées dans un but cosmétique et ayant été signalées comme contenant des substances éclaircissantes médicalement dangereuses, https://www.sfdermato.org/site/groupe-thematique-peau-noire.html


Source : lequotidiendumedecin.fr