Selon l'INSEE, le nombre des plus de 75 ans a augmenté de plus de 1 700 000 en vingt ans, soit une hausse de 45 %. Au 1er janvier 2010, ils représentent 8,8 % de la population française (données provisoires), contre 7,2 % en 2000, 5,7 % en 1980, 3,8 % en 1950 et 2,5 % en 1901 (1). Les projections pour 2050 prévoient une évolution de ce pourcentage jusqu'à 15,6 % (2). Dans ce contexte, les pathologies gériatriques occupent une place de plus en plus importante. Les personnes âgées représentent ainsi près de 12 % du nombre de passage dans les services d'urgence, tandis que le taux de recours aux urgences pour les plus de 75 ans (pourcentage de sujets ayant fréquenté un service d'urgence) s'élève à 38 % (3).
LES PARTICULARITES DU SUJET AGE
Sur le plan clinique
Bien des éléments peuvent faire errer le diagnostic lors de la démarche gériatrique, que l'on soit ou non dans un contexte d'urgence. A pathologie identique, la présentation clinique et le résultat des examens complémentaires peuvent être trompeurs chez le sujet âgé par rapport à l'adulte plus jeune.
-> "Sur le plan sémiologique, l'une des principales difficultés tient à la polypathologie, explique le Pr Jouanny. Il est souvent malaisé, en présence de plusieurs symptômes intriqués, de différencier la part imputable aux diverses maladies chroniques de celle en rapport avec une pathologie aiguë. Tout se passe chez la personne âgée comme s'il existait un "bruit de fond", au milieu duquel il faut s'efforcer de distinguer les symptômes d'apparition récente. Telle une douleur abdominale sur fond de constipation, qui peut correspondre à une authentique urgence abdominale viscérale".
-> "Par ailleurs, la symptomatologie est volontiers atypique, et les symptômes spécifiques de telle ou telle pathologie peuvent manquer. Par exemple, dans un cas sur trois, l'insuffisance coronarienne chez le sujet âgé ne se manifeste pas par une douleur thoracique, mais par une dyspnée. Il n'est pas rare que la fièvre manque en cas de syndrome infectieux. Car pour générer une fièvre, l'organisme doit produire des protéines de l'inflammation, cette synthèse pouvant être perturbée par l'existence d'une dénutrition. En revanche, les manifestations cliniques atypiques propres au sujet âgé sont souvent au premier plan. Les plus fréquentes sont le syndrome confusionnel : à côté de la forme hyperactive, facilement identifiée, la forme hypoactive est très souvent méconnue, avec un patient âgé prostré et apparemment plus calme, mais tout aussi désorienté. Il convient de rechercher un ou plusieurs facteurs déclenchants (sans méconnaître la rétention urinaire et le fécalome, chers au gériatre) et ne pas se contenter d'une seule cause, un symptôme général pouvant être d'origine multifactorielle".
-> Autre écueil : les difficultés rencontrées au moment de l'interrogatoire, surtout en cas de troubles cognitifs (20 % des plus de 80 ans). Le temps nécessaire au déshabillage/rhabillage et à l'examen clinique constitue aussi un frein au recueil exhaustif des informations.
Sur le plan paraclinique
Les examens complémentaires peuvent être d'interprétation plus difficile que chez l'adulte jeune (4). Parmi les plus courants, citons l'électrocardiogramme, où la présente fréquente d'un bloc de branche gauche ne facilite pas le diagnostic d'infarctus du myocarde ; les D-dimères, dont le taux augmente avec l'âge ; la radiographie pulmonaire, sur laquelle il est parfois malaisé d'identifier les opacités pathologiques. Dans un contexte d'urgence en effet, la plaque photographique est généralement placée dans le dos du patient, et non devant le thorax, ce qui accentue l'ombre cardiaque. Ce phénomène est amplifié par les modifications morphologiques du thorax propres au sujet âgé ainsi que par la moindre qualité de l'apnée. A cela s'ajoutent parfois des images séquellaires de pathologies antérieures.
Quant au diagnostic d'anémie, sa définition est la même chez le sujet âgé et l'adulte (Hb < 12 g/dl chez la femme, 13 g/dl chez l'homme), mais en pratique et en situation d'urgence, on tolère généralement une diminution d'un point d'hémoglobine chez le sujet âgé. "Pour autant, cela ne dispense pas de rechercher ultérieurement une cause à cette anémie. En revanche, un taux d'hémoglobine inférieur à 10 g/dl correspond toujours à une pathologie qui doit être investiguée".
Attention au phénomène "des cascades"
Ce phénomène correspond aux décompensations successives survenant au décours d'une pathologie aiguë (5), et ce même en l'absence de gravité initiale. La fonction déficiente retentit sur les autres systèmes, comme par exemple lorsqu'une bronchite aiguë est suivie d'une insuffisance cardiaque, puis d'une insuffisance rénale par hypoperfusion, puis d'un syndrome confusionnel, lui-même accompagné d'un alitement à l'origine d'escarres, etc… De véritables cercles vicieux peuvent s'installer, conduisant à l'aggravation progressive de l'état du patient.
QUELQUES URGENCES SPECIFIQUES DU SUJET AGE
Les fonctions qui décompensent le plus facilement chez la personne âgée, et que reflètent les principaux motifs de consultation en urgence, sont la fonction cérébrale (syndrome confusionnel), la fonction d'équilibration (chutes, traumatismes), et la fonction d'alimentation/hydratation (encadré 1). A citer également le problème de la perte d'autonomie, de survenue potentiellement très rapide, après un alitement par exemple, ou après une pathologie aiguë. Les fonctions rénale et cardiaque comptent aussi au nombre des points faibles du sujet âgé.
Le syndrome confusionnel (6)
-› Même si la prévalence de la confusion aiguë est mal connue en population âgée en ville, la HAS, dans ses recommandations sur la prise en charge de l'agitation en cas de confusion aiguë chez la personne âgée (6), mentionne une étude selon laquelle près de 25 % des sujets âgés consultant aux urgences et venant de leur domicile avaient un syndrome clinique de confusion mentale.
-› Les signes cliniques associent des troubles cognitifs (atteinte de la mémoire des faits récents, désorientation temporospatiale) et de l'attention, des troubles de la vigilance (obnubilation, perturbation du cycle normal veille/sommeil incluant l’inversion du rythme nycthéméral), parfois des hallucinations et une agitation. Le début brutal et la fluctuation des signes au cours de la journée avec recrudescence vespérale sont caractéristiques de la confusion.
-› Le syndrome confusionnel résulte de l'interaction entre des facteurs prédisposants et des facteurs déclenchants. Les premiers regroupent, outre la démence avérée et les troubles cognitifs chroniques sous-jacents, l'immobilisation, les déficits sensoriels (visuel, auditif), les comorbidités, la dénutrition, la polymédication, les troubles de l’humeur, en particulier les états dépressifs, et les antécédents de confusion, notamment postopératoire.
Les facteurs précipitants sont très divers (tableau 1), et l'on comprend que le syndrome confusionnel soit si fréquent dans le cadre des urgences gériatriques. "C'est pourquoi il ne faut pas se contenter d'identifier un seul facteur déclenchant (exemple, une infection bronchique avec hyperthermie), et rechercher soigneusement d'autres causes possibles (exemple, une rétention urinaire associée). La confusion, prototype même du syndrome gériatrique, fait partie de ces syndromes aspécifiques qui n'orientent pas vers un diagnostic en particulier. Elle n'est que le reflet de l'existence d'une décompensation neuropsychique sous tendue par un déficit en acétylcholine".
Au chapitre iatrogénie, les médicaments susceptibles d'être à l'origine d'une confusion sont nombreux. En cause : leur propriétés anticholinergiques. Citons les antiparkinsoniens anticholinergiques, les imipraminiques, les neuroleptiques phénothiaziniques, certains hypnotiques ; les antiémétiques comme le métoclopramide et la métopimazine ; les antihistaminiques phénothiaziniques et les antihistaminiques H1 utilisés comme anti-allergiques et antitussifs ; les bronchodilatateurs anticholinergiques ; la flunarizine. Sans oublier d'autres classes médicamenteuses de prescription courante en gériatrie : benzodiazépines et apparentés (attention à l'arrêt trop brutal d'un traitement par benzodiazépine, source classique de confusion), antidépresseurs antisérotoninergiques, antiparkinsoniens dopaminergiques, inhibiteurs de la pompe à protons, fluoroquinolones, bêta-bloquants, amiodarone, digoxine, antalgiques de paliers 2 et 3.
-› Le bilan initial systématique recommandé en urgence comprend : ionogramme sanguin, urée, protides totaux, créatininémie avec calcul de la clairance de la créatinine ; calcémie ; glycémie capillaire ; hémogramme ; CRP ; bandelette urinaire (leucocytes, nitrites) ; saturation en oxygène ; ECG. Le scanner cérébral n'est justifié qu'en présence de signes de localisation neurologique, de suspicion d'hémorragie méningée, et de traumatisme crânien, même mineur.
Les chutes
-› Un tiers des personnes âgées de plus de 65 ans et 50 % des plus de 80 ans vivant à domicile tombent au moins une fois dans l'année. Les récentes recommandations françaises sur ce thème (2009 ; réf 7) préconisent la recherche immédiate de signes de gravité – traumatismes, impossibilité de se relever du sol avec séjour au sol supérieur à une heure - et le dépistage d'une pathologie aiguë à l'origine de la chute (hypotension orthostatique, trouble du rythme ou de conduction, accident vasculaire cérébral, hypoglycémie…).
Mais les facteurs prédisposant à la chute doivent également être passés au crible : antécédents de fractures traumatiques, polymédication, prise de psychotropes ou de médicaments cardiovasculaires, troubles de la marche et/ou de l'équilibre, diminution de la force et/ou de la puissance musculaire des membres inférieurs, arthrose, anomalies des pieds, troubles de la sensibilité des membres inférieurs, baisse de l'acuité visuelle, syndrome dépressif, déclin cognitif (voir aussi Généraliste n° XXX). L'association de 3 facteurs de risque de chute ou plus ou la présence d'un trouble de l’équilibre et/ou de la marche - évalué par une station unipodale ≤ 5 secondes et un score au timed up & go test ≥ 20 secondes – permettent de repérer les sujets présentant un risque élevé de récidive de chute.
-› Après la chute, il est recommandé de réévaluer la personne dans un délai d’une semaine afin d'identifier des signes de gravité apparus à distance, et d'apprécier le risque de récidive de chute : peur de chuter, restriction des activités de la vie quotidienne, syndrome post-chute. "Une chute n'est jamais bénigne chez le sujet âgé. Même en l'absence de traumatisme grave ou de pathologie (neurologique, cardiovasculaire…) menaçant immédiatement le pronostic vital, elle constitue un important marqueur de fragilité. Les patients chuteurs doivent donc toujours être revus à distance de l'urgence, afin de régler le problème de fond, une instabilité posturale par exemple. Il n'est pas normal de chuter au seul motif que l'on est âgé".
La perte d'autonomie
Elle peut survenir de façon brutale, même à l'occasion d'une pathologie aiguë bénigne, chez un sujet déjà fragilisé. "La personne ne parvient plus à fonctionner comme elle le faisait jusque là, et l'important est de chercher pourquoi. Il n'est pas logique d'envisager un "placement" dès ce stade. Le mot "placement" est d'ailleurs non éthique, et une démarche d’entrée en institution ne doit s'envisager qu'après une évaluation gérontologique approfondie".
Après le stade de l'urgence, le séjour dans un service de soins de suite et de réadaptation est très souvent nécessaire avant le retour à domicile.
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