« Il peut suffire de peu pour différer le projet suicidaire et toute l'intervention de crise repose sur cette potentialité », explique le Pr Terra qui poursuit : « Il ne s’agit pas de chercher à alourdir la charge des médecins généralistes mais, investis d'un fort potentiel de confiance par leurs patients, ce sont eux qui se trouvent en première ligne dans ce domaine de prévention. »
La crise suicidaire est une urgence vitale. Mais la détresse psychique est difficilement objectivable. Le suicide devient pour les sujets en détresse une solution pour apaiser leurs souffrances psychiques ; la tentative de suicide ne représente qu'une des sorties possibles de crise mais lui confère toute sa gravité. Le Pr Terra insiste : « Les personnes ne veulent pas mourir, elles veulent arrêter de souffrir. »
La crise correspond à un état d'insuffisance des moyens de défense d’une personne et sa vulnérabilité la place en situation de souffrance et de rupture d'équilibre relationnel avec elle-même et son environnement (2). Ce type de patient peut être difficile à identifier. Ceci implique sa recherche presque systématique chez tous les individus qui présentent plusieurs facteurs de risque, au premier desquels la dépression non traitée.
Pour la plupart des patients, le processus suicidaire emprunte les étapes suivantes :
- flashs suicidaires ou idées diffuses des séparations ;
- idées de suicide plus ou moins fréquentes et assiégeantes ;
- intention de suicide ;
- planification du suicide avec recherche du moyen, du lieu, des circonstances, du moment
- stade de la mise en œuvre(1).
Cet état est réversible et temporaire et la plupart des personnes vont interrompre cette trajectoire suicidaire et se donner des chances jusqu’au dernier moment. Aussi dépister et évaluer précisément ce risque aidera ceux qui ont des intentions suicidaires à interrompre le processus, au moins à court terme (1).
Trouver une solution qui soulage peut être presque immédiatement efficace.
IDENTIFIER LES FACTEURS DE RISQUE
On a identifié de nombreux facteurs de risque, certains tenant à la psychopathologie, à la vulnérabilité psychobiologique, d’autres à l'environnement culturel, interpersonnel (statut conjugal, graves difficultés professionnelles, solitude, rupture des contacts….) (8).
Majorent particulièrement le risque suicidaire :
- La dépression. Le ratio de mortalité par suicide est 20,4 fois plus élevé chez les personnes souffrant de dépression que dans la population générale. 7 % des sujets dépressifs décèdent par suicide. Au moins 60 à 70 % des décès par suicide ont un lien avec une maladie dépressive au moment du passage à l’acte ; au moins 40 % avaient déjà fait une TS. A noter que l'augmentation des prescriptions d'antidépresseurs est associée à une diminution des taux de suicide dans plusieurs pays(1). La plupart des cas de dépression sont suivis en médecine générale et 91 % des antidépresseurs sont prescrits par le généraliste (1).
- Les maladies mentales représentent un facteur de risque majeur : syndrome bipolaire, schizophrénie, alcoolisme, toxicomanies.
Le syndrome bipolaire constitue le plus important facteur de risque (risque relatif de 28), d’autant qu’il est souvent méconnu, diagnostiqué ou traité trop tardivement ou de manière inadéquate avec uniquement un antidépresseur à risque de désinhibition dangereuse. Chez tout jeune ou adulte jeune ayant des manifestations dépressives, il faut systématiquement rechercher un antécédent hypomaniaque ou maniaque en lui demandant s’il a connu " des périodes où c’était exactement le contraire", s’il a des antécédents familiaux et s’enquérir d’une association avec un abus alcool ou autre substance qui peut précipiter la maladie. La comorbidité psychiatrique est en effet un gros facteur de risque. « Ce n’est pas tant la dépression seule qui tue mais particulièrement les associations : dépression et alcool, dépression et alcool et troubles de la personnalité », souligne le Pr Terra. L’alcoolisme multiplie par 6 le risque suicidaire du fait de son effet desinhibiteur. Le cannabis est aussi mis en cause (7).
- Des antécédents de tentatives de suicide : 30 à 40 % des suicidants font une nouvelle tentative dans l’année qui suit (5).
Les antécédents familiaux de décès par suicide sont aussi un facteur de risque
LA CONSULTATION AVEC UN PATIENT EN CRISE
«Ce type de consultation ne prend pas forcement beaucoup de temps, souligne le Pr Terra. La personne qui prévoit un geste dans les heures ou jours qui à venir, est en général épuisée. Elle n’en peut plus, elle n’a pas forcement le temps de parler, de rentrer dans un entretien très long. L’objectif de cet examen, ne l’oublions pas, c'est de diminuer la souffrance du patient (7).»
- Etablir un lien de confiance. Bienveillance, écoute, dialogue permettent d’établir ce lien de confiance et facilitent l'expression de la souffrance. Pendant la consultation, ce lien est favorisé par l’attitude positive du médecin. Il est recommandé de parler avec une voix douce et grave, de poser des questions ouvertes, d’éviter les « pourquoi » qui risquent d’énerver un patient en proie à des émotions intenses.
- Explorer les émotions et les aires de souffrance. La personne en crise suicidaire est dans une souffrance intense, un désarroi, un désespoir, une anxiété aggravée par son incapacité à résoudre une situation ; ceci accroît son sentiment d’échec, de dévalorisation, d’impuissance, de culpabilité… Le médecin aborde les émotions de chaque sphère de la vie touchée par la souffrance et recherche un éventuel élément précipitant: "Quel est le dernier événement qui a augmenté votre détresse? »
- Identifier la souffrance pour aborder les idées suicidaires. Il ne faut pas hésiter à questionner le patient sur ses idées de suicide. Il est maintenant bien établi que le fait d'aborder ce problème ne favorise pas le passage à l'acte et ne suscite pas l'apparition d'idées suicidaires. Au contraire les personnes sont extrêmement soulagées de ne plus être seules avec ce projet terrible. C’est ne pas poser la question directement à une personne envahie d'idées suicidaires en secret qui expose à un réel risque (6).
Au stade de l'intention puis de la planification, la personne peut en parler spontanément et de manière calme.
Mais comment bien amener cette question ? On ne pose pas la question : « Etes vous suicidaire ? » comme ça, mais seulement après avoir identifié les zones de souffrance, que ce soit des problèmes avec le conjoint, au travail, avec les enfants, une peur de la solitude, d’être rejeté, et après avoir perçu que cette souffrance est insupportable au patient. Jean-Louis Terra explique « C’est cette souffrance identifiée qui devient le "passeport " pour aller vers les idées de suicide et qui autorise la question : « Je comprends que trop de choses vous font souffrir actuellement. Quand vous n’en pouvez vraiment plus, en arrivez vous à penser au suicide ? » S’il n’y a pas de souffrance insupportable, la question est inutile.
- Le risque de suicide. L’impulsivité, c'est-à-dire l’idée qui devient très rapidement « action », représente un risque important. On la détermine en demandant au patient "Comment réagissez-vous en cas de déception?". Le chemin des impulsifs est marqué par des portes claquées, des abandons, des coups de poing, des ivresses. Il faut se méfier de celui qui ne supporte pas sa souffrance et plonge dans la substitution, alcool ou drogue, prise de risques, recherche de sensations fortes.
Une dépression associée à une comorbidité (alcool, syndrome bipolaire), des antécédents de suicide"Avez-vous déjà connu une période ou c’était très difficile au point d’en arriver à penser au suicide voire tenter de mettre fin à vos jours ?", ce sont autant de facteurs de risque.
- Evaluer l’urgence suicidaire.
Pour apprécier la dangerosité et l’urgence, pour estimer l’imminence d’un passage à l’acte, on pose calmement et directement des questions précises :
« Avez-vous pensé comment le faire? » pour connaître le moyen, le lieu, les circonstances
« Avec quoi ? le risque varie suivant le degré de létalité du moyen choisi et son accessibilité immédiate, la dangerosité étant maximale en cas d’accès à une arme à feu. « Et où ? »,
« Avez-vous défini quand vous aller le faire ?» L’urgence est élevée quand le suicide est prévu dans les 24 heures. Seul ce questionnement permet de déterminer s’il y a urgence et son degré.
DESAMORCER LA CRISE
« La trajectoire du patient peut changer complètement, rappelle Jean-Louis Terra. Le suicide n’est pas une bonne solution, les gens le savent, aussi il suffit de leur offrir pas forcement grand chose pour que la vie leur semble plus attractive, plus concurrentielle". L'objectif, c'est un apaisement, d’où la recherche de petites solutions. Un regard, une attention, "mon médecin généraliste était touché par mon histoire" sont déjà des éléments positifs
Pour désamorcer la crise, la démarche du médecin inclut plusieurs dimensions (7) :
- Formuler la crise. Mettre en mots la crise, expliciter les éprouvés, en y incluant tous ses déterminants, témoigne d'une réelle compréhension empathique, d’une reconnaissance de la souffrance du patient. Celui-ci a alors le sentiment d’avoir été compris, reconnu par son médecin, ce qui diminue son niveau de tension.
- Atténuer l'impact de l'élément précipitant. Dans l’urgence, on ne va travailler que sur le dernier élément qui a provoqué la souffrance, par exemple « ma femme a dit que si je ne soignais pas elle allait partir ». On recherche pour cet élément particulier des réponses concrètes, en élaborant des solutions et leur mise en application.
- Rechercher les « pensées Velcro ». « Puisque le patient est en face de son médecin et qu’il est vivant c’est que des choses ont ralenti le processus , les idées, l’ont éventuellement arrêté », remarque Jean-Louis Terra . Quelles sont ces choses qui l’ont retenu? Les pensées qui arrêtent le geste et que je nomme les « pensées Velcro. »
Ces pensées, c’est tout ce qui freine le processus, les idées qui protégent, par exemple « je ne pourrai plus voir ma petite fille.» Leur intérêt c’est d’être en général du coté de la vie. Elles raccrochent la personne à son environnement. Il peut s’agir de personnes proches, mais aussi de personnes absentes voire décédées mais dont la parole, la représentation a un côté protecteur « Comment réagirait votre père ? » Cela revient à se demander : qu'est ce qui incite et qu’est ce qui retient ce patient dans sa crise suicidaire ? Cela amène à prendre en compte et à traiter les facteurs de risque. Ce qui retient revient à cultiver la résilience, la protection, à trouver des solutions, un lien avec un frère, une sœur, un thérapeute, un enseignant….
- Briser l'isolement . Avec l'autorisation du patient, impliquer l'entourage est salutaire pour à la fois mieux évaluer la sévérité des symptômes et soutenir et protéger (quelqu'un pouvant dormir pas loin, éloigner le moyen de suicide). Ce qui nécessite d’identifier celui ou ceux qui peuvent protéger. - si une femme se sépare d'un mari violent et agressif, à l'évidence, ce n'est pas lui qui sera contacté - . Quand l’entourage est bienveillant, protecteur, attentif, on sera moins tenté d’hospitaliser qu’avec un entourage indifférent voire délétère
- Sans prescription médicamenteuse. Il n’y a pas de médicament capable de changer les choses en quelques heures, les antidépresseurs ont un trop long délai d’action et concernant les anxiolytiques, le Pr Terra est réticent « Il s’agit d’un avis personnel, je préfère être très prudent avec les anxiolytiques : je crains qu’avec leur prise, les pensées velcro soient noyées dans l’anxiolyse. »
- Revoir rapidement le patient et préparer l'après-crise. Revoir rapidement la personne s’impose à condition qu'elle accepte ce nouveau rendez-vous. Comment s’en assurer ? A travers l’intensité de la poignée de main, celle du regard, en le vérifiant plusieurs fois verbalement, "c’est sûr que vous venez demain ?". On veille à donner une heure précise et surtout à ne pas faire attendre ce patient, l’attente pouvant dégrader son état.
Jusque ce rendez-vous, sera fait ce que Jean Louis Terra appelle le déminage de l’agenda personnel. «Vous rentrez chez vous, qu’est ce qui pourrait aggraver votre souffrance entre maintenant et le rendez-vous de demain?" Cela peut être une dispute, un courrier… L’envisager, y réfléchir au préalable, permet d'essayer ensemble de sécuriser cet entre deux.
Quand la crise suicidaire s'estompe, la personne est encore vulnérable et doit bénéficier d'une stratégie de fond associant traitement médicamenteux et psychothérapie.
HOSPITALISER MERITE SOUVENT REFLEXION
- En cas de possession d'armes à feu, si le patient refuse de la remettre, les services de police peuvent être alertés.
- L’hospitalisation est envisagée, en cas de troubles psychiatriques tel un syndrome bipolaire, en cas d’antécédents de tentatives de suicide et lorsque le projet est d’urgence élevée, c'est-à-dire lorsque la personne est très proche du geste (geste prévu dans les deux jours, létalité élevée du moyen de suicide).
Deux aspects seront bien pris en considération :
- l’hôpital apportera-t-il des soins adéquats, propose t-il des cellules de crise adaptée ?
- mon patient va t-il supporter psychologiquement une hospitalisation notamment en psychiatrie?
Certains acceptent, pour d’autres cela sera une horreur, si la personne a le sentiment d'être rejetée, abandonnée, considérée comme folle ou perdue, il vaut mieux trouver d’autres solutions, comme un suivi à domicile intensif, familial et médical (il existe dans certains secteurs des équipes mobiles, type ERIC (Equipe rapide d'intervention de crise) qui opère en région parisienne)(3).
Cette décision nécessite une évaluation entre le bénéfice/risque d’une hospitalisation et le bénéfice/risque ne pas hospitaliser afin de pouvoir répondre à l’interrogation « L’hôpital sera-t-il une solution protectrice pour mon patient ou va-t-il l’aggraver ? C'est l'acte intellectuel par excellence ! », souligne Jean-Louis Terra. Le nombre de suicides en intra-hospitalier est élevé (200 à 300 suicides par an en psychiatrie), la plupart ayant lieu dans les premières heures ou jours.
Mise au point
Troubles psychiatriques : quand évoquer une maladie neurodégénérative ?
Étude et pratique
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Cas clinique
L’ictus amnésique idiopathique
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