Dr Bernard Jomier : « Les ratios soignants/patients vont permettre d’envoyer un signal fort »

Par
Publié le 10/02/2023
Article réservé aux abonnés
Le sénateur socialiste de Paris, Bernard Jomier, a fait adopter en première lecture au Sénat une proposition de loi instaurant le principe de ratios minimum de soignants par patients hospitalisés, contre l'avis du gouvernement. Le généraliste explique le sens de cette démarche et revient aussi sur les attentes de la médecine de ville.

Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

LE QUOTIDIEN : Votre proposition de loi sur les ratios de soignants par patients hospitalisés a été adoptée au Sénat, la semaine dernière, à une très large majorité. D’où vient cette idée ?

Dr BERNARD JOMIER : C’est un thème qui est ressorti de la commission d’enquête du Sénat sur l’hôpital. Nous avons beaucoup entendu les soignants, en particulier les infirmières, nous raconter comment, au fil des ans, ils devaient prendre en charge de plus en plus de patients et des patients de plus en plus lourds. J’ai beaucoup travaillé cette question et j’ai déposé une proposition de loi en novembre quand j’ai senti que les esprits étaient mûrs pour un accord.

Des ratios de soignants existent déjà à l’hôpital. Que change votre texte ?

Il y a effectivement déjà des ratios de sécurité réglementaires qui existent, mais uniquement pour certaines activités, comme les soins critiques. Dans les autres services, les ratios sont présents mais d’inspiration… purement financière. Aucun budget d’hôpital n’est construit sans ratios sur la base de référentiels administratifs. Mon constat est que tous les soignants réclament plutôt des ratios qui permettent de garantir la qualité des soins !

Comment ceux-ci pourraient être mis en place ?

Ma proposition de loi prévoit de donner deux ans à la Haute Autorité de santé (HAS) pour consulter les sociétés savantes, les organisations professionnelles des différentes spécialités et les administrations pour dessiner des fourchettes de ratios en fonction des typologies d'établissements et de spécialités. À partir de là, les établissements auront deux ans pour les adapter et les mettre en place. Le ministre de la Santé a dit qu’on ne peut pas imposer des ratios de façon brutale ni uniforme. Mais ce n'est justement pas le cas, le travail parlementaire a permis de mettre les choses au clair.

Pourtant, le gouvernement s’est opposé au texte. Comment l’expliquez-vous ?

Je suis très surpris qu’à l’issue de ce travail, la ministre déléguée Agnès Firmin Le Bodo n’ait pas varié d’un mot dans sa position. Cela dénote d’une incapacité d’écouter pour arriver à un consensus. Je le regrette. Le texte sera examiné à l’Assemblée nationale cette année. J’envoie un message de responsabilité au gouvernement car ce texte est aussi soutenu très largement par toutes les organisations des soignants qui attendent un signal fort.

La FHF est favorable à votre proposition mais a émis quelques réserves sur sa faisabilité. Les entendez-vous ?

La fédération a évolué dans sa position. Aujourd’hui, son président exprime un regard favorable que je salue. Je ne crois pas que la mise en place des ratios ajoute de la complexité dans les établissements, comme elle le craint. Par ailleurs, si on dit qu’on veut revaloriser le rôle du service et déconcentrer les décisions, je pense que c’est une bonne occasion. On a bien su appliquer des ratios financiers pendant des années, on saura bien appliquer des ratios de qualité des soins !

Les ratios seuls ne suffiront pas à attirer les soignants à l’hôpital. Comment faire ?

Aujourd’hui, quand une élève en soins infirmiers arrive en stage à l’hôpital, qu’est-ce qu’elle voit ? Des infirmières sous pression qui courent toute la journée et dont les plannings peuvent changer du jour au lendemain. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons du taux d’abandon en cours d’études. Les ratios ne vont certes pas tout résoudre du jour au lendemain mais ils vont permettre d’envoyer un signal fort et une perspective de retour vers des conditions de travail plus acceptables.

Les médecins seront-ils concernés par ces ratios ?

Oui, le texte porte sur tous les soignants sans restriction à une catégorie particulière, même si effectivement la priorité, c’est la mise en place de ratios pour les infirmières et les aides-soignantes. Il pourra y en avoir également pour les sages-femmes – dont les conditions de travail se dégradent – ou pour les kinésithérapeutes qui commencent à être en sous-effectif notamment dans les hôpitaux de proximité. C'est la HAS qui décidera ce qui est pertinent pour les médecins.

Peut-on instaurer ces ratios sans augmenter les moyens ?

François Braun dit qu’il faut partir des besoins de santé pour définir l’offre. C’est exactement ce que nous proposons ! Aujourd’hui, il manque plusieurs milliards d’euros chaque année aux hôpitaux pour fonctionner correctement. Quand nous avons voté le budget de la Sécu à l’automne, j’ai dit que cela ne tiendrait pas pour l’hôpital. Quelques semaines plus tard, le gouvernement ouvrait une rallonge pour la pédiatrie. Cette semaine, une nouvelle rallonge de 600 millions a été annoncée. On ne peut pas naviguer à courte vue de cette façon.

Emmanuel Macron a affirmé vouloir sortir du « tout T2A ». Comment accueillez-vous cette annonce ?

Il l’avait déjà dit en 2018 lors de la présentation de Ma santé 2022, et j’avais applaudi. Mais il ne s’est rien passé, et pas seulement à cause de la crise du Covid… La pandémie a montré à quel point l’hôpital est précieux et, si on lui donne les moyens, capable de répondre de manière très efficace. Ce qui ne va pas, c’est de proposer une évolution de l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam) largement en dessous de l’inflation. La contrainte budgétaire sur l’hôpital est plus forte que jamais.

Vous êtes élu de Paris. Que pensez-vous du plan d’actions pour l’AP-HP annoncé par Nicolas Revel en décembre ?

L'AP-HP est confrontée à une difficulté particulière en ce qui concerne le recrutement et la fidélisation des infirmières, en raison notamment des problèmes de logement et de transport. Le plan du directeur comporte des mesures intéressantes mais l’AP-HP est aussi lourdement endettée. Comme les autres hôpitaux, elle a besoin de moyens supplémentaires. Et je crois aussi que la mise en place de ratios pourrait y être particulièrement efficace pour faire revenir les infirmières.

Comment jugez-vous les mesures prises l'été dernier par le gouvernement pour faire face à la crise des urgences ?

Certaines dispositions intéressantes méritent d'être amplifiées. En juillet 2020, le Ségur a aussi procuré des revalorisations nécessaires et permis de ramener les rémunérations de certains soignants dans la moyenne européenne. Mais il faut aujourd'hui absolument un Ségur II centré sur la pénibilité du travail de nuit et de week-end.

La permanence de soins en ville (PDS-A) est aussi en difficulté. Que préconisez-vous ?

L'activité de soins non programmés est constitutive de l'activité des généralistes. Mais aujourd'hui, à cause de la pénurie médicale, les agendas sont saturés. J'ai remplacé trois semaines en janvier, pendant les vacances parlementaires, un confrère de 55 ans dans le haut Doubs. Dès 8 h du matin, une dizaine de patients faisaient la queue devant le cabinet et d'autres appelaient toute la matinée pour essayer d'avoir un rendez-vous dans la journée. C'est devenu extrêmement difficile dans certains endroits !

J'estime que la PDS-A en nuit profonde est inutile. Elle doit s'arrêter à 23 heures mais être étendue en début de soirée et le samedi matin. Un élargissement que j'ai porté au Sénat mais que le gouvernement a toujours refusé. Je crois aussi qu'il faut des exemptions pour les médecins de plus de 55 ans. L'organisation de la PDS doit se faire au plus près du terrain. Je suis d’avis de la confier aux CPTS, en lien avec l’Ordre départemental et l’ARS. Comme sur le sujet de l'installation, la coercition et l’autoritarisme sont contreproductifs.

La proposition de loi Rist sur l'accès direct aux paramédicaux arrive au Sénat. Y êtes-vous favorable ?

Le président du Sénat avait demandé au gouvernement de repousser l'examen de cette PPL au printemps après la fin des négociations sur la convention médicale. Cela nous a été refusé. L'exécutif est en train de porter un coup très violent au système de santé ambulatoire en répondant à la pénurie par la désorganisation des parcours de soins et en opposant les professions entre elles.

Oui, il y a eu longtemps du conservatisme chez les médecins français sur le partage des tâches. Quand on pense au temps qu'il a fallu pour que les infirmières aient le droit de vacciner contre la grippe, c'est lunaire. Pour autant, on ne peut pas renverser la table de cette façon. Bien sûr que les infirmières et les kinés pourraient faire plus de choses, mais cela doit se construire de façon négociée en respectant trois principes essentiels : un haut niveau de compétences des professionnels, un partage des tâches cohérent et le respect du parcours de soins pour que ce ne soit pas la loi de jungle pour les patients.

Les négociations conventionnelles sont très compliquées. Quel regard portez-vous ?

Je constate que l'Assurance-maladie, qui relaye les positions du gouvernement, a mis sur la table des propositions unanimement rejetées par les syndicats. Elle procède par un mélange de coercition, de « travailler plus pour ne pas gagner plus » et de déconstruction des parcours de soins. Ce cocktail est surprenant. L'acte de base doit évidemment être revalorisé, tout en développant les rémunérations forfaitaires, au moins à hauteur de l'inflation depuis 2017. Le chiffrage actuel n'est pas du tout à la hauteur.

Propos recueillis par Véronique Hunsinger et Julien Moschetti

Source : Le Quotidien du médecin