Alors que le « quiet quitting », ou la démission silencieuse, devient un phénomène de société aux dimensions mondiales, il est une catégorie de soignants qui semble particulièrement difficile de retenir à l’hôpital : les infirmiers.
Les responsables politiques parlent fréquemment des tourments que suscite chez eux une démographie médicale déclinante, mais ils oublient trop souvent que les médecins ne sont pas les seuls professionnels de santé à se faire plus rare qu’on ne le voudrait. Il suffit d’échanger quelques minutes avec un responsable hospitalier pour comprendre que la pénurie infirmière est pour lui une préoccupation au moins aussi importante que la pénurie médicale. Entre une rémunération en berne, une reconnaissance qui laisse à désirer, ou encore des perspectives d’évolution de carrière qui n’ont rien d’évident, il faut souvent fournir des efforts surhumains pour attirer les émules de Florence Nightingale à l’hôpital, sans parler de ceux qu’il faut déployer pour les convaincre d’y rester.
« Déjà, dans les territoires ruraux comme celui dans lequel j’exerce, qui ne font pas partie de ceux qui sont les plus porteurs d’attractivité, on a souvent du mal à recruter des infirmiers, note Sylvain Boussemaere, coordonnateur général des soins au Centre hospitalier intercommunal des Vallées de l’Ariège. Mais depuis la crise Covid, on a le sentiment d’un essoufflement, d’un ras-le-bol des soignants face à une charge de travail qui augmente… ». Celui-ci remarque notamment que cette situation entraîne un « absentéisme massif », ce qui renforce l’épuisement, et entraîne de nouveaux arrêts de travail. « C’est le serpent qui se mord la queue, analyse-t-il. Et quand des jeunes voient cela, ils se disent qu’il vaut mieux ne pas travailler ici, d’où le défaut d’attractivité. »
Changer d’air
Résultat : les postes vacants s’accumulent. « La FHF [Fédération hospitalière de France, NDLR] affiche 15 000 postes vacants, mais ce que nous constatons avec les retours de terrain et les bilans sociaux et en prenant en compte aussi bien les hôpitaux publics, les établissements privés à but non lucratif et les cliniques, c’est que nous étions à 7 500 postes vacants début 2020, à 34 000 fin 2020, et actuellement nous sommes à 60 000 », comptabilise Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI).
Et même s’il est impossible de les chiffrer, les échos qu’il reçoit lui permettent d’affirmer qu’on observe de plus en plus de démissions d’infirmiers. « C’est quelque chose qu’on a toujours connu, mais c’est en augmentation, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif, note-t-il. Nous sommes habitués à avoir un turnover important à moins de cinq ans de diplôme. Ce qui est nouveau, c’est que la dégradation des conditions entraîne le départ de piliers de service, de gens sur lesquels des unités entières reposaient, ce qui peut déstabiliser toute une structure. »
Cette volonté de changer d’air est confirmée par une enquête menée par l’Ordre national des infirmiers (ONI) en novembre dernier auprès de 50 000 infirmiers en partenariat avec l’institut OpinionWay. « On a 29 à 30 % des répondants qui nous ont dit que dans un an, ils ne seraient plus là, alerte Patrick Chamboredon, son président. Certes, c’est du déclaratif, mais cela montre la désespérance au sein de la profession. » La situation est telle que des structures de formation se sont montées pour accompagner les infirmiers qui le souhaitent dans leur reconversion (voir ci-contre).
Turnover
Mais cette vague supposée de démissions serait à relativiser, si l’on en croit la FHF. « On n’a pas constaté de turnover qui corresponde à une hémorragie, tempère Sophie Marchandet, responsable du pôle « RH » de cet organisme qui défend les intérêts des hôpitaux publics. Certes, on voit que le taux de turnover a augmenté d’un point, en passant de 9 à 10 %, mais il pourrait bien redescendre l’année prochaine. » Reste que, démissions ou pas, le nombre de postes infirmiers vacants dans la fonction publique hospitalière reste important. « 15 000 postes vacants dans les hôpitaux publics, cela représente un taux de vacance d’environ 5 à 6 % », calcule la responsable hospitalière.
Et on ne peut pas dire que face à une telle situation, les autorités sanitaires restent les bras croisés. Le Ségur de la santé, même s’il n’a pas porté le salaire infirmier français au niveau de la moyenne européenne, a permis d’atténuer le retard hexagonal. Par ailleurs, le nombre de places en Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) ne cesse d’augmenter. Alors que celui-ci stagnait autour de 30 900 jusqu’en 2019, il est d’après les chiffres publiés au Journal officiel passé à 31 462 à la rentrée 2020, à 34 037 à la rentrée 2021, pour atteindre 36 104 à la rentrée 2022. Une augmentation qui n’est d’ailleurs pas sans poser certaines difficultés.
S’adapter au candidat
Les établissements, quant à eux, redoublent d’efforts pour attirer les recrues. « Il y a un travail énorme des DRH sur la communication, affirme Sophie Marchandet. Certains ont acquis des plateformes de recrutement, mettent en place des job datings, tentent de s’adapter aux profils des candidats… ». La responsable de la FHF ajoute qu’un accent tout particulier est mis sur le parcours d’intégration. « On a une vraie discussion au moment de l’entretien sur les motivations des candidats, pour les secteurs dans lesquels ils voudraient aller, on leur laisse davantage le choix », énumère-t-elle. À cela s’ajoute une amélioration des conditions matérielles, avec notamment « beaucoup d’initiatives pour faciliter la vie des professionnels autour du logement, des crèches, du transport, des horaires de travail », précise-t-elle.
C’est ainsi qu’au Centre hospitalier intercommunal des Vallées de l’Ariège, Sylvain Boussemaere affiche une série d’actions qui lui permettent, estime-t-il, de se trouver dans une situation moins dramatique du point de vue du recrutement que ne le laisserait présager sa situation géographique. « On peut avoir des éléments permettant de limiter la casse du point de vue de la pénurie, indique-t-il. Nous avons fait une vidéo sur l’attractivité médico-soignante qui a attiré beaucoup de candidatures. Par ailleurs, nous donnons beaucoup de sens au projet de soins, et pouvons dire aux candidats, par exemple, que nous valorisons particulièrement la recherche, que nous avons une infirmière qui est attachée de recherche clinique, et cela leur ouvre des possibilités de formation. Par ailleurs, j’accompagne mes équipes sur le management bienveillant, et nous avons reçu un prix de la FHF à ce sujet. »
Transformer la profession
Des initiatives qui, selon Patrick Chamboredon, ne doivent pas faire oublier le cœur du sujet. « La vraie question, c’est de savoir si l’on peut continuer à fonctionner en mode dégradé, avec des répercussions sur la qualité et la sécurité des soins, l’encadrement des étudiants, etc., analyse le président de l’ONI. Par ailleurs, quand la Drees [Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la Santé, NDLR] nous dit qu’il faudra qu’on ait en 2040 un million d’infirmiers alors que nous en avons aujourd'hui 637 000, il faut vraiment prendre la question à bras-le-corps. » Et pour le premier représentant de la profession, l’une des solutions consiste à transformer l’exercice pour le rendre plus attractif. « Il faut écouter les aspirations de la profession à aller plus loin, à en faire un peu plus, sinon on risque de rester dans un certain marasme », prévient-il. Et Patrick Chamboredon de prendre l’exemple de la proposition de loi de la députée Stéphanie Rist, qui permettrait notamment l’accès direct aux Infirmiers en pratique avancée (IPA). « Je ne sais pas si cela permettrait d’attirer de nouveaux infirmiers, mais cela permettrait d’en maintenir dans la profession », juge-t-il, ajoutant à toutes fins utiles que « les infirmiers ne souhaitent prendre le travail de personne ».
Mais en plus de mesures permettant de faire évoluer l’exercice infirmier, la profession a besoin de moyens sonnants et trébuchants. C’est du moins l’opinion de Thierry Amouroux. « Il faut un véritable plan Marshall sur la santé, estime le porte-parole du SNPI. C’est pour cela que nous devons mettre en place des ratios minimums d’infirmiers par patient, qu’il faut revaloriser les salaires. Si on y arrive, on n’aura plus besoin de rappeler les personnels durant leur repos, et on observera l’amélioration des conditions de travail qui en découle. » Une perspective qui n’a selon lui rien d’un plan sur la comète. « Il y a aujourd’hui 180 000 infirmières de moins de 62 ans qui n’exercent plus, avance-t-il. Certes, on ne les fera pas revenir pour retrouver les postes sous-payés et en sous-effectifs qu’elles ont fui. Mais si on se donne les moyens de réenchanter l’hôpital, on peut convaincre un tiers d’entre elles. » Un tiers de 180 000, soit 60 000 personnes : exactement le nombre de postes vacants calculé par Thierry Amouroux. Reste à trouver le Merlin capable de réaliser l’enchantement requis !