« Tu sais ce qu'il faisait le directeur de l'hosto avant d'être ici ? Il était chez Amazon. Il vendait des DVD sur internet et il veut nous apprendre à gérer un hôpital ! »
Ce dialogue fictif entre deux soignants hospitaliers, tiré du film à un million d'entrées « Hippocrate » (2014), est resté gravé dans la tête de Laurent Chambaud. Il illustre à merveille, déplore le directeur de l'École des hautes études en santé publique (EHESP), un mal « aux racines très profondes » qui se réveille régulièrement : l'hostilité voire le mépris, le « bashing » à l'encontre du directeur d'hôpital par les soignants en général et les médecins en particulier. Une « caricature fondée sur la méconnaissance du métier » qui désole autant qu'elle agace Laurent Chambaud et les étudiants de la prestigieuse école de Rennes (lire page 3).
Alors que s'ouvre demain la Paris Healthcare Week, grand rendez-vous annuel du monde hospitalier, « Le Quotidien » s'est penché sur la relation singulière qu'entretiennent les managers et les praticiens hospitaliers (PH), contraints de travailler ensemble pour faire tourner hôpitaux et cliniques malgré des impératifs parfois contradictoires – les premiers étant souvent contraints de serrer la vis des seconds.
Le manager Harpagon
Omniprésente, la contrainte budgétaire complique les relations. Les 1 000 établissements publics sont plombés par un déficit évalué à 600 millions d'euros par la Fédération hospitalière de France (FHF) en 2018. Et la hausse des tarifs de 0,5 % décidée en mars par Agnès Buzyn ne suffira pas à sortir les établissements de l'ornière, d'autant qu'un nouveau plan d'économies à 663 millions d'euros a été réclamé au secteur en 2019.
Dans ce contexte, les critiques se multiplient envers ceux qui tiennent les cordons de la bourse, garants des équilibres financiers. Sur le site du « Quotidien », le Pr Jean Cabane, interniste à la retraite, estime carrément que l'EHESP instruit « dans la haine des médecins, des hordes de directeurs dont le tissu hospitalier n'a pas besoin. » Dans la même veine, le Dr Didier Dejean, cardiologue, s'interroge sur l'avenir des hôpitaux qui semble se réduire à « subir le diktat de directeurs qui ne voient que des lignes budgétaires à faire maigrir ».
Cette vision du manager Harpagon, obsédé par les lignes de comptes et les fermetures de lits, a le don d'irriter les cadres hospitaliers : « Considérer que les directeurs sont des économes et des comptables, c’est non seulement réducteur mais aussi complètement faux », s'insurge Jérémie Sécher, patron du Syndicat des manageurs publics de santé (SMPS).
Un seul patron, vraiment ?
Les tensions trouvent aussi leur source dans les arbitrages politiques de la dernière décennie (entretien page 3), sacralisant le pouvoir du directeur. « Il faut à l'hôpital public un patron et un seul, excusez-moi. Ce patron, c'est le directeur », avait cadré Nicolas Sarkozy dans son discours d'avril 2008, à Neufchâteau, qui traçait la réforme de l'hôpital et de sa gouvernance.
« Non seulement les esprits des directeurs sont formatés de façon à leur faire croire que les médecins sont leurs ennemis, mais en plus la loi HPST [loi Bachelot, NDLR] a aboli toute forme de contre-pouvoir. Il faut rééquilibrer tout cela », tempête le Pr Philippe Halimi, président de l'Association Jean-Louis Mégnien de lutte contre la maltraitance et le harcèlement au sein de l’hôpital public, qui accuse régulièrement les managers de « harcèlement institutionnel ».
L'autre enjeu de pouvoir se situe au niveau des pôles, dont l'organisation imaginée par la loi HPST « a donné le sentiment assez fort d’éloigner le service hospitalier de la direction, déplore Maxime Morin, secrétaire général adjoint du SYNCASS-CFDT, syndicat majoritaire des directeurs d'hôpital. Les pôles ont donné l’impression de superstructures gestionnaires qui ont pu casser une proximité qui existait ».
C'est pourtant l'inverse de l'idée de départ, fondée sur la délégation de gestion aux médecins pour les pôles d’activité clinique ou médico-technique. Une philosophie managériale poussée avec succès à l'hôpital de Valenciennes. En 15 ans, l'établissement, excédentaire, a transformé cette pomme de discorde des pôles en rameau d'olivier. Autonomes, les médecins chefs de pôles sont responsables de leur budget (jusqu'à une certaine limite) et du recrutement. Résultat de cette gouvernance médicale : la pénurie d'infirmières et de praticiens est inexistante. L'hôpital a remporté le prix 2019 de l'excellence opérationnelle du MEDEF. À Roubaix, La Rochelle, Tourcoing, médecins et directeurs travaillent en bonne intelligence.
Doper le rôle de la CME
L'examen du projet de loi de santé d'Agnès Buzyn, à partir du 3 juin au Sénat, est perçu comme une opportunité de « remédicaliser » la gouvernance hospitalière afin de rétablir un fragile équilibre. Renforcer le rôle de la commission médicale d'établissement (CME) et les prérogatives de son président fait ainsi partie de la stratégie de reconquête médicale des praticiens, qui se souviennent également des propos d'Emmanuel Macron, le 18 septembre 2018. « Je veux redonner toute sa place au service », bastion des médecins.
Les difficiles discussions en cours au ministère de la Santé sur la modernisation du cadre de l'exercice médical hospitalier constituent une autre tentative de rapprocher les deux mondes – PH et managers. « Tous les acteurs présent à la dernière réunion, médecins comme directeurs d'hôpitaux, ont souligné l'urgence d'un plan massif d'attractivité afin de recruter et fidéliser », ont salué vendredi dernier les syndicats Action Praticiens Hôpital (APH) et Jeunes médecins. Un terrain d'entente pour renouer la confiance ?