COINCÉ entre Barbès et la gare du Nord, l’hôpital Lariboisière draine à Paris une patientèle populaire. Dès le porche franchi, l’ambiance s’en ressent. Des grappes de patients stationnent dans les couloirs longeant la cour intérieure. Certains sommeillent adossés au mur, d’autres parlent fort. L’architecture a fière allure, mais les murs sont défraîchis. Direction la chirurgie orthopédique au sous-sol, pour le staff du lundi matin.
Les internes décrivent les cas reçus en urgence le week-end, radio et scanner à l’appui. Chutes dans le métro, coup de machette, clé de bras, prise de catch... La liste est longue, et le rituel, formateur. « Quel est le nom propre de cette maladie ? », questionne le chef de service. « Je ne sais pas », avoue l’interne. « La maladie d’Albers-Schönberg. On ne vous apprend donc plus rien !, sourit le Pr Nizard. C’est très rare. L’os est cassant, il faut repérer le nerf radial et l’opérer. » Le ton est décontracté mais faussement informel. Tout est codifié, y compris la place de chacun : les externes au fond de la salle, les chirurgiens devant, tandis que se relaient les internes au tableau.
Avant d’enfiler la tenue de bloc, les internes s’accordent une pause éclair, le temps de répondre au « Quotidien ». Leur secteur d’exercice est-il choisi ? « J’aime le rachis, ce sera le public. Mon but n’est pas d’être richissime », répond Anne*. A contrario, Marie et Jules se destinent au privé. « PUPH, ça ne me fait pas du tout rêver, sourit Marie. En CHU, il n’y a pas de vie à côté. » Savent-ils qu’ils devront s’acquitter d’une prime d’assurance onéreuse en libéral ? « Je ne connais pas bien le problème, confesse Jules. Cela coûte combien en orthopédie ? » Entre 15 000 et 30 000 euros. Jules ne paraît pas effrayé. La peur du procès ? « Je ne connais personne qui a vu sa carrière pourrie par ça », relativise Anne. « Parce qu’on a connu uniquement le public! », nuance Marie.
Le temps fait défaut.
Les trois internes savent qu’il leur sera possible, bientôt, de faire un stage dans le privé. L’idée leur plaît. En revanche, aucun n’a entendu parler du statut de clinicien qui sera mieux payé que le statut de PH, une mesure introduite par la loi HPST. « Vous voulez dire la loi Roselyne ?, demande Jules. C’est vrai qu’on est complètement concerné, mais on n’a jamais entendu parler de cette loi. Ni à la fac, ni en stage. » Un chef de clinique se joint à la discussion. « Initialement, je voulais rester à l’hôpital, mais je pense plutôt aller dans le privé, expose Pierre. Parce qu’il n’y a pas les postes ouverts à l’hôpital, et parce qu’il faut se battre chaque jour pour tout. L’attente entre les opérations est pesante. » Un poste de clinicien le ferait-il rester dans le public ? « Non, ce n’est pas qu’une histoire de rémunération », dit Pierre, qui vise le secteur II. Et le secteur optionnel ? « Jamais entendu parler! »
Le chef du service orthopédique est également le président du comité consultatif médical (CCM) de Lariboisière. S’il suit de près les débats politiques et la réorganisation de l’AP-HP, il reconnaît que ses confrères n’ont pas le temps : « C’est très rare que l’on discute des réformes entre nous, observe le Pr Rémy Nizard. Notre première préoccupation, c’est de faire tourner la boutique. » En orthopédie, la concurrence est vive avec le privé. Il faut « se battre » pour recruter les patients. Pour libérer les lits, aussi, comme en témoigne le Dr Agnès Raould, PH dans le service : « Certains de nos patients n’ont ni mutuelle, ni famille proche, ni logement décent. Les faire sortir est une bataille quotidienne. Aujourd’hui, j’ai écrit à la tutrice d’une malade pour lui trouver une structure d’accueil. Sans doute vais-je devoir aussi écrire au juge de tutelle. Ce n’est pas mon boulot, c’est lassant. » Le Dr Raould, malgré le fonctionnement « au ralenti du bloc », malgré l’effectif médical tendu, se sent bien à l’hôpital. Elle évoque la variété des cas traités, le statut protecteur. Dont elle n’abuse guère : Agnès Raould ne compte ni ses heures, ni ses jours. Et ne prend pas systématiquement le repos compensateur post-garde. « On est là pour faire le travail, pas pour compter les plages additionnelles, sourit-elle. D’ailleurs, je ne sais même pas combien j’ai de RTT par an! »
Des réformes pesantes.
Pour le chef de service, les 35 heures ont contribué à casser l’esprit collectif à l’hôpital. Seuls 10 % des étudiants qu’il voit passer optent pour le public. « On forme des gens qui vont nous concurrencer ensuite. C’est désespérant », dit le Pr Nizard. Tout en comprenant ceux qui s’installent en libéral : « Les réformes s’empilent, la réglementation a pris trop de place à l’hôpital. » Rémy Nizard ne se retrouve pas complètement dans le mouvement de défense de l’hôpital public. « C’est un discours un peu archaïque. On ne peut pas s’affranchir d’un regard économique. » Les décideurs politiques lui paraissent « à côté de la plaque ». Sa consœur Agnès Raould est du même avis. « Il n’y a pas trop d’infirmières, expose la PH. Supprimer des postes, c’est décalé. Quand on nous demande le nombre minimum d’infirmières pour faire tourner un service d’orthopédie, on a l’impression qu’on nous demande de tisser la corde pour nous pendre. »
Dans son livre « Chirurgien au bord de la crise de nerf » paru en 2008, l’ancien chef du service, le Pr Laurent Sedel, décrivait des dysfonctionnements en pagaille. Le Pr Sedel a gardé un pied à Lariboisière, il opère encore. Et parle de « schizophrénie ». « Le fossé est béant entre ceux qui décident les réformes, et nos préoccupations quotidiennes. L’avis des médecins n’est pas assez pris en compte. Pourquoi ne pas nous avoir consultés avant la nomination de Claude Évin à l’ARS d’Ile-de-France ? Sa décision de fermer la plupart des blocs de nuit dans la région prouve qu’il ne connaît pas la réalité de terrain. »
* Le prénom des internes, des infirmières et du chef de clinique a été modifié.
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