LE QUOTIDIEN : Comment expliquer les difficultés que rencontre l’hôpital pour fidéliser son personnel médical et paramédical ?
FRÉDÉRIC PIERRU : Je n’aime pas le terme « fidélisation » qui laisse à penser que des professionnels seraient « infidèles » et qui n’interroge pas la responsabilité des structures. Cela étant précisé, le constat est simple : exercer dans des conditions de plus en plus dégradées en percevant des bas salaires, de surcroît rognés par l’inflation, aboutit à des arbitrages. Et puis on oublie aussi souvent de dire que les professionnels hospitaliers ne supportent pas de ne plus remplir leurs missions, par manque de temps et de ressources évidemment. On leur a enlevé jusqu’à la fierté du travail bien fait… Face à un dysfonctionnement organisationnel, le sociologue Albert Hirchsman identifiait trois réactions : la sortie, la prise de parole individuelle ou collective et la loyauté à l’institution, auxquelles j’ajouterai l’apathie. Les soignants se désinvestissent aujourd’hui subjectivement de leur mission, ils « subissent ». L’acceptation de la banalisation des horaires en douze heures en est une malheureuse illustration. Les indicateurs, au rouge depuis dix ans, sont passés au rouge vif. Je pourrais d’ailleurs inverser votre question et m’étonner qu’il reste finalement autant de soignants en poste.
Une crise de vingt ans, ça n’existe pas !
Ce constat, sévère, vaut-il pour tous les établissements, publics et privés ?
Il varie d’un établissement à un autre et certains services témoignent aussi davantage de solidarité organique que d’autres mais cela importe peu. J’enseigne à l’Institut de formation des cadres de santé de l’AP-HP et même les cadres n’en peuvent plus de passer des heures à résoudre les problèmes de planning. C’est une tendance lourde qui a démarré au milieu des années 2000 et qui continue de gagner en intensité, raison pour laquelle je ne supporte pas que l’on parle de crise. Une crise de vingt ans, ça n’existe pas ! À partir du krach de 2008, nous avons vécu une décennie maudite de politiques austéritaires. Les gouvernements, de gauche et de droite, ont fait porter l’ajustement budgétaire sur l’hôpital public qui dans le même temps a suppléé le manque de solutions en amont – en raison de la désertification médicale ou encore de l’implosion de la psychiatrie publique – et en aval avec la sous-médicalisation du médico-social. Hôpitaux publics et établissements privés sont dans la même situation, sans oublier que les médecins deviennent aussi une ressource rare… et en attrition.
Quelles sont les marges de manœuvre des directions d’établissements ?
J’ai commencé ma carrière par l’étude de l’histoire et de la sociologie des corps de directeurs d’hôpital (DH). Ils ont été pendant très longtemps des « entrepreneurs locaux de santé publique », ils défendaient leur hôpital pour répondre aux besoins de soins de la population. Si certains ont développé l’hospitalocentrisme, nous pouvions leur reconnaître un éthos de service public. Puis, à partir des années 2000, nous avons assisté à une transformation des corps de DH : ils ont été « arrachés » de leur ancrage local pour devenir des relais de la politique gouvernementale au moment même où Bercy affichait une emprise croissante sur la santé. Dans les années 1980, un directeur pouvait rester en poste pendant vingt ans. Aujourd’hui, les mutations s’opèrent tous les cinq ans. Nous sommes passés d’une logique bottom up à une logique top down. Les directeurs ne s’identifient plus à leur établissement et ils souffrent aussi beaucoup. Ils doivent contenir des budgets publics tout en se trouvant dans l’obligation de recourir à des intérimaires qui coûtent très cher… Je ne crois pas à leurs marges de manœuvre.
Pourquoi trois ministres de la Santé successifs, issus de l’hôpital, ne sont pas retournés y exercer lorsqu’ils ont quitté le gouvernement ?
Quelles sont les évolutions possibles ?
Nous sommes dans une dynamique entropique. J’aimerais d’ailleurs partager une interrogation : pourquoi trois ministres de la Santé successifs, issus de l’hôpital, ne sont pas retournés y exercer lorsqu’ils ont quitté le gouvernement ? J’ai été formé par Bourdieu qui nous a appris que l’institution existe deux fois : dans les faits et dans les esprits. Le plus grave est que la vocation ou l’éthos de service public est en train de disparaître. Pour revenir à votre question, je rappellerai simplement que toutes les enquêtes d’opinion confirment que les inégalités d’accès aux soins sont les plus mal tolérées par les Français. Je suis convaincu que la crise politique qui s’annonce aura pour origine la santé.
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