Le ministère de la Santé a demandé aux hôpitaux d'organiser le retrait des fresques à « caractère pornographique et sexiste », dans la concertation. Après plusieurs contentieux, cette instruction applique la politique de tolérance zéro face aux violences morales ou sexuelles à l'encontre des étudiants en santé. Mais la directive fait débat, y compris chez les carabins.
Attention, sujet sensible ! Illustration d'une grivoiserie salvatrice pour les uns, dérive sexiste rétrograde pour les autres, les fresques de salles de garde sont sur la sellette. Du moins celles qui représentent – tradition séculaire – des scènes obscènes, des orgies, souvent rehaussées du visage des internes ou des chefs.
Le 17 janvier, le ministère de la Santé a envoyé à tous les hôpitaux une instruction pour qu'ils retirent « l’ensemble des fresques carabines à caractère pornographique et sexiste ». La Direction générale de l’offre de soins (DGOS) exige un grand coup de peinture « dans l’année » et organise le retrait progressif de ces représentations murales « dans un calendrier qui ménage la concertation avec les parties prenantes locales ». En cas de désaccord, les ARS pourront imposer cet effacement. De quoi polariser le débat autour des fresques qui dure depuis 150 ans.
Protéger la santé des salariés
Pour réclamer le retrait des fresques « à connotation sexuelle », le ministère invoque le Code du travail qui prévoit que l’employeur public est tenu de prendre « les mesures nécessaires pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Aussi, la survivance de telles fresques peut être considérée comme « un agissement à connotation sexuelle, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant », considère Ségur.
Depuis plusieurs années, ces décorations murales sont dans le viseur des associations féministes et de syndicats hospitaliers. À Toulouse, en décembre 2021, le tribunal administratif a ordonné au CHU « de procéder à l’enlèvement des fresques à caractère pornographique », suite à une plainte de l’antenne locale Sud et de l’association « Osez le féminisme ». Une victoire juridique, qui promettait de faire jurisprudence. La peinture installée dans le réfectoire de l’internat de Purpan représentait un pastiche sexuel sans équivoque de « La liberté guidant le peuple » de Delacroix.
Des fresques et des frasques
Forte de cette décision juridique, « Osez le féminisme » avait annoncé en mars 2022 saisir le Conseil d'État « pour que ces fresques pornographiques soient interdites dans toute la France », indique Enora Lamy, coprésidente de l'antenne de Haute-Garonne de l'association. Si cette dernière salue l’instruction ministérielle, elle constate qu'« elle n’a pas de valeur impérative, le ministère se protège simplement de nouveaux scandales locaux ». L’association poursuit donc son recours devant la plus haute juridiction administrative.
« Ces peintures pornographiques sont déshumanisantes pour les femmes et banalisent les violences sexuelles et sexistes, souligne Enora Lamy. Comment peut-on trouver drôle le dessin d’une femme morte couverte de sperme ? ». Six ans avant l'affaire toulousaine, c’est la fresque du CHU de Clermont-Ferrand – représentant un viol collectif entre super-héros de Marisol Touraine – qui avait déclenché une vive émotion, avant d'être effacée.
« Triomphe de la vitalité sur la mort »
Mais pour les partisans de ce folklore carabin, la décision ministérielle ne passe pas. « C’est sidérant, je suis abasourdi », réagit le Dr Philippe Cathala, président de l’Ordre de l’Hérault et auteur d’une thèse sur la culture carabine. Pour le médecin légiste du CHU de Montpellier, la note de la DGOS relève de la « pudibonderie mal placée ». « Ces dessins sont crus et obscènes mais ne sont pas réalistes, l'allégorie saute aux yeux ! Des sexes de la taille d’un bras, des femmes avec des attributs maternels immenses… Il n’y a pas de connotation pornographique », souligne le Dr Cathala qui précise que « personne ne s’est jamais masturbé devant une fresque ». Fervent défenseur des salles de garde, il souligne aussi le rôle moteur de cette culture grivoise. Depuis le XIXe siècle, « les fresques sont un exutoire, une allégorie du triomphe de la vitalité sur la mort », raconte le légiste, lui-même représenté sur une fresque à Montpellier.
Tradition aussi vieille que l'internat, les fresques des salles de garde ont mis à contribution des grands noms de l’illustration. En 1859, Gustave Doré décore la salle de garde de l’hôpital de la Charité à Paris, situé rue des Saints-Pères mais détruit dans les années 1930. Plus vieille fresque préservée, le panneau orné de Doré est encore visible au musée de l’AP-HP. En près de deux siècles, les représentations picturales se sont adaptées au gré des époques et de l’influence des étudiants des Beaux-arts régulièrement sollicités. En 1945, une dizaine de peintres surréalistes réalisent une fresque à l’hôpital Sainte-Anne, triptyque onirique inspiré du complexe d'Œdipe. Plus tard, ce sont des célèbres caricaturistes, comme Cabu à Garches, qui sont sollicités par les économes des internats parisiens. En Île-de-France, il resterait une vingtaine de salles de garde actives et une quarantaine dans tout l'Hexagone, deux fois moins qu’il y a 30 ans.
Esprit rabelaisien ou...
« Cette pratique traditionnelle, rituelle et culturelle est censée être relativement confidentielle », raconte le Pr Jean-Michel Gracies, président d'honneur de l’association « Le Plaisir des dieux », qui milite pour la préservation des salles de garde parisiennes. « L’ambiance a toujours été bon enfant. Si des blagues deviennent déplaisantes, ce sont des débordements », ajoute l'ancien économe de la salle de garde de la Pitié Salpêtrière au début des années 90, qui voit comme une « entorse à la tradition » certaines peintures outrancières réalisées dans les vingt dernières années. Ainsi, « la fresque de Marisol Touraine était un peu trop réaliste, peut-être pornographique, concède Jean-Michel Gracies. C’est une sortie de route car la pornographie n’a jamais fait partie de la tradition des salles de garde ».
Selon Jean-Michel Gracies, les traditions de salles de garde sont même un atout pour la « maturation d’âme du futur médecin hospitalier ». Une communauté en vase clos « où l’on apprend la fraternité mais aussi la compassion en échangeant après le café sur les cas patient », indique le médecin, insistant sur la fermentation de cet « esprit de corps ». « Quand vous avez 23 ans, que vous êtes plongé à l'hôpital devant des escarres ouvertes, des excréments, c’est un choc. Forcément, vous n’avez pas le même humour que les autres », insiste-t-il, évoquant une tradition « rabelaisienne et pantagruélique glorifiée sur les murs ».
...culture sexiste et corporatiste
La fresque carabine, une mise à distance de la mort et de la maladie ? L'argument est loin de convaincre Sarah, médecin généraliste et membre de l’association féministe Pour une Meuf. « Si la pornographie aide à faire décompresser les médecins, j’ai du mal à comprendre pourquoi ce n’est pas non plus le cas pour les infirmières, les sages-femmes ? », ironise-t-elle, rappelant que le folklore carabin reste une tradition franco-française.
Le collectif Pour une Meuf salue donc la décision ministérielle, rappelant que ces dessins explicites peuvent « participer à une forme de harcèlement sexuel au travail ». Pour Sarah, les fresques vont de pair avec la culture sexiste et corporatiste qui existe à l’hôpital. « Les femmes sont moins bien considérées dans le milieu médical, il y a un plafond de verre pour atteindre les postes de PU-PH… Et ces pratiques très élitistes ont pour corollaire d’exclure tous ceux qui rejettent la tradition », regrette la médecin.
Espace de liberté
À l’inverse, les partisans des fresques vantent, outre la glorification de la vie, la capacité à tourner en dérision la hiérarchie hospitalière. Chirurgien orthopédiste pédiatre au CHU de Montpellier, la Dr Marion Delpont est elle-même représentée sur l'une des fresques de l’hôpital Lapeyronie. « Un honneur » pour celle qui estime que ces ornements n’ont pas un « objectif patriarcal d’avilir les femmes ». « La représentation des femmes a évolué, sur ma fresque nous sommes mises en valeur, nous avons le pouvoir », se félicite-t-elle. « Indécrottable de l’internat », la chirurgienne se dit « exaspérée » par l’instruction de la DGOS. « C’est un espace de liberté et d’humour, aussi pour les femmes. Plus on a envie d’effacer ces fresques, plus j’ai envie de les défendre », insiste la praticienne.
Désormais, les hôpitaux ont un an pour retirer les fresques « à caractère sexuel ». Au CHU de Purpan, le pastiche de Delacroix a déjà été recouvert, bien avant l’instruction, tout comme à Tours, où la salle de garde du site Bretonneau a été refaite en mars 2022… « Avant d’être repeinte mais à la façon de certains », raconte Alexandre Fournier, secrétaire général de la conférence des directeurs généraux de CHU. En clair, la salle a été recouverte de graffitis de pénis… Pour l’heure, les DG de CHU ne se positionnent pas sur la question car « chaque établissement a sa situation propre, voire sa tradition, avec des positions variables en fonction des générations d’internes ou de seniors », indique Alexandre Fournier.
Conscient que sa décision fera débat, le ministère souhaite que « certaines fresques fassent l’objet de mesures de conservation en dehors des salles de garde » pour répondre aux enjeux mémoriels et patrimoniaux. Mais difficile d’estimer le nombre de fresques qui pourraient être conservées.