Dr Emmanuelle Godeau, médecin de santé publique

« Les fresques, un combat d'arrière-garde »

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Publié le 03/03/2023
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Médecin de santé publique, anthropologue de la médecine et enseignante-chercheuse à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), la Dr Emmanuelle Godeau revient sur les origines historiques du folklore carabin. « Miroir du traumatisme de la mort » au XIX e siècle, les fresques doivent, selon elle, être aujourd'hui questionnées, au regard de l'évolution de la société.

LE QUOTIDIEN : Comment s'est développée la culture carabine ?

DR EMMANUELLE GODEAU : Elle s’est construite de manière progressive dès le XIXe siècle, au fur et à mesure que la place de l'interne s’est affinée dans les hôpitaux. L’internat a été créé en 1802 par Bonaparte, sur la base d’une poignée d’internes taillables et corvéables à merci, bloqués des semaines entières à l’hôpital. Il faut savoir que les hôpitaux du XIXe siècle accueillaient une misère terrible. Les internes de l’époque - des jeunes hommes bourgeois - n’étaient absolument pas préparés à être plongés dans un milieu aussi violent. Ils ont progressivement mis en place des comportements et des lieux propres, comme les salles de garde. C'était une soupape pour relâcher la pression. Progressivement, les internes ont développé des coutumes, dans lesquelles l’esprit carabin était une manière de mettre en avant la force de la vie, la joie et la jeunesse, en confrontation avec la mort, la souffrance et la misère à laquelle ils étaient confrontés.

Comment est apparue la thématique de la sexualité ?

Ces hommes, qui n’étaient jamais vraiment sortis de leur milieu familial, se retrouvaient entre eux et ils ont progressivement transposé dans les salles de garde des rites de passage de la jeunesse masculine : faire la fête, boire, chanter des chansons paillardes, puis dessiner des fresques pour illustrer ces chansons. Les salles de garde - où l'obscénité est très présente - se sont construites en renversement total de ce qu’était l’hôpital. En miroir du traumatisme de la mort et des corps agonisants, les carabins célébraient donc un corps et une sexualité triomphante. Il faut noter qu’à l’époque, les médecins étaient aussi les seuls à briser le tabou de la nudité ! Au XIXe siècle, les corps n’étaient jamais exposés. Ces jeunes hommes qui déshabillaient les femmes pour les examiner avaient accès à une nudité rare. C'est ce rapport très particulier au corps qui est mis en exergue dans le folklore carabin. Cela passait par des chansons dans lesquelles la place de la femme était infériorisée. Des chansons, sexistes, qu'il faut replacer dans le contexte d'une société du XIXe siècle extrêmement patriarcale. Les fresques et les chansons sont le reflet de ces codes culturels.

La féminisation de l'internat a-t-elle modifié ce folklore ?

Bien sûr ! Dès le milieu du XXe siècle, les femmes ont commencé à contester un certain nombre de pratiques, comme la venue de prostituées dans les salles de garde, qui était coutume dans certains internats notamment au moment des « enterrements ». Mais les femmes se sont aussi emparées des coutumes à leur manière. Par exemple, en 1986 à Toulouse, certaines ont mis en place une nouvelle épreuve pendant le baptême, qui consistait à demander à tous les hommes de prendre en photo leur sexe dans un photomaton. La photo devait ensuite être présentée publiquement pour attribuer les sexes à chaque interne.

Les fresques se moquaient aussi de la hiérarchie hospitalière. La transgression était-elle toujours la règle ?

Oui, les fresques ont toujours donné à voir les relations de pouvoirs au sein de l’hôpital. Depuis qu’il y a des internes, ils ont toujours été opposés de manière frontale à l’administration hospitalière. J’en veux pour preuve des registres de l’AP-HP du XIXe siècle, où la direction tente de prendre toute une série de mesures contre eux : interdire l’alcool, les femmes, le bruit… À cela s’ajoute un tas d’anecdotes d’exactions commises par les carabins à l’encontre de l’administration : murer la porte de l’appartement de fonction du directeur, faire publier une fausse annonce de sa mort ou encore inviter les gens au mariage de sa fille… qui ne se marie pas. En contrepartie, que pouvait faire l’administration ? Pas grand-chose, car l’esprit de corps et le mandarinat étaient très forts. Les grands patrons faisaient tout pour protéger les internes.

Vous expliquez aussi que les tentatives d'effacer les fresques ne datent pas d'hier...

L’administration a toujours voulu contrôler les internes et leur seul espace de liberté qu'est la salle de garde. La guerre contre les fresques est ancienne car on ne peut pas interdire les chansons paillardes ou les jets de cuisses de poulet. La seule solution dont elle dispose est donc de repeindre la fresque. Voilà pourquoi les fresques cristallisent cette lutte de pouvoir entre les médecins et les administrations hospitalières.

Comprenez-vous les critiques actuelles liées aux fresques ?

Aujourd’hui, la situation est totalement différente de celle du XIXe voire du XXe siècle. Désormais, les fresques ne sont plus tolérables dans notre société car elles sont extrêmement violentes, phallocentrées et sexistes. Je ne porte pas de jugement, mais je pense simplement que ces traditions – qui ont eu un sens certain au XIXe siècle - ne sont plus acceptables au XXIe siècle. La cristallisation autour des fresques dit beaucoup de la place que l’on souhaite donner aux médecins. Les médecins n’ont plus la position de pouvoir et d’impunité qu’ils ont pu avoir à une époque, ni dans la société ni sur le corps de leurs patientes.

L'importance des fresques dans la communauté carabine a-t-elle disparu ?

Elles sont sûrement moins nécessaires. Désormais, de plus en plus d’internes trouvent insupportable de manger tous les midis devant un phallus géant qui empale une femme. Il y a, je pense, d’autres manières de montrer les jeux de pouvoirs à l’hôpital de manière rigolote. Ces fresques ont une valeur historique et témoignent d’un moment de l’histoire où un corps professionnel, une élite sous pression, y trouvait un sens symbolique fort. Mais désormais, pour moi, c'est un combat d'arrière-garde. Nous sommes forcés de questionner ces coutumes et de les adapter.

Propos recueillis par L.G.

Source : Le Quotidien du médecin