« Pour la coupe du monde, un ami a proposé quatre fois le prix » : le petit business de la revente de gardes

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Publié le 25/10/2024
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Bien que non officielle, la « revente » de gardes entre internes est un phénomène connu, et même répandu dans certains hôpitaux. Cette pratique consiste pour un interne à passer sa garde qu'il ne souhaite pas effectuer à un collègue, souvent avec un bonus. Enquête.

Crédit photo : ADIL BENAYACHE/SIPA

Sur les groupes Whatsapp et Facebook des pôles de gardes dédiés aux étudiants en médecine, c’est une petite ritournelle chaque semaine : « Vends ma garde du samedi pour 100 euros, qui est intéressé ?  ». « Vends ma garde de vendredi pour 50 euros, qui veut ? » « Je donne toujours ma garde du dimanche du 13 octobre en zone B + 200 euros, contactez-moi !  »

Bien que non encadrée, cette pratique semble faire partie du quotidien de certains services hospitaliers depuis des années. « Personnellement, je n’ai jamais été concernée, mais je me souviens qu’il y a près de trente ans, des collègues se rassemblaient autour d’une table pour enchérir sur une garde, comme celle de Noël, en misant chacun 10 francs jusqu’à ce que quelqu’un accepte de la prendre, se remémore le Dr Anne Geffroy-Wernet, présidente du syndicat de praticiens hospitaliers (PH) Snphare. J’avoue que depuis, je n’ai plus entendu parler de cette pratique. Les échanges de gardes, sans indemnités supplémentaires, sont aujourd’hui plus fréquents, en tout cas parmi les PH. »

Secret de polichinelle

Dans certaines villes comme Paris ou Lille, et selon les spécialités, la revente de gardes est malgré tout une réalité. « Tout le monde le fait ! », assure Simon*, interne en médecine nucléaire à Paris. Les gardes du week-end, qui souvent durent 24 heures et ne prévoient pas toujours de repos le lundi, ainsi que celles des jours fériés, se revendent au prix fort. « Les gardes de Noël ou du Nouvel an sont éprouvantes, non seulement parce qu’on préférerait être avec nos proches, mais aussi parce qu’elles impliquent plus de travail avec des effectifs réduits, explique à son tour Tristan*, interne de 6e semestre en oncologie à Paris. Le jour de l’an, par exemple, on se retrouve aux urgences avec des dizaines de patients blessés par des artifices ou avec des blessures à l’œil à cause d’un bouchon de champagne ! »

Un « vrai petit trafic »

Les gardes – prévues au même moment que de grands événements culturels ou sportifs – sont aussi des motifs de revente et sont propices aux transactions élevées. Pour s’en débarrasser et pouvoir assister aux événements convoités, certains étudiants sont prêts à débourser plusieurs centaines d’euros. « En 2018, j'ai vu un ami offrir quatre fois le montant habituel de la garde pour assister à la finale de la Coupe du monde », raconte Simon*.

J’ai appris que j’étais enceinte lors de mon stage aux urgences, avec le rythme très intense, j’ai préféré revendre mes gardes

Jeanne*, interne en médecine générale à Lille

D’autres, comme Émilie*, interne en médecine générale à Lille, évoquent des situations plus quotidiennes. « Il y a environ un an, j’avais une garde un samedi, mais c’était le week-end de la braderie de Lille. J’ai dû sérieusement négocier pour m’en débarrasser, et j’ai fini par offrir 100 euros en plus du prix de la garde. Malgré ça, j’ai quand même dû travailler une partie de la journée, confie-t-elle. Il m’est aussi arrivé de reprendre une garde, avec 200 euros en supplément. C’est un vrai petit trafic, mais ça permet d’arrondir les fins de mois », admet-elle.

Pour Jeanne*, également interne en médecine générale, la revente de garde s’est imposée à elle plutôt par nécessité. « Je suis tombée enceinte au cours de ma première année d’internat, c’était voulu mais quand j’ai appris la nouvelle, j’étais en stage aux urgences. Avec le rythme très intense, j’ai préféré arrêter les gardes à partir de mon troisième mois de grossesse et j’ai donc revendu celles qui m’avaient déjà été attribuées en début de semestre. Pour les suivantes, j’ai pu m’arranger avec mes camarades en les échangeant », se souvient-elle.

Les motivations des revendeurs sont donc variées : alléger un emploi du temps surchargé, partir en week-end, ou simplement éviter une garde redoutée par peur de mal faire. Ceux qui rachètent des gardes en contrepartie d’un petit billet supplémentaire cherchent, quant à eux, surtout à augmenter leurs revenus ou à acquérir plus d'expérience. Ces arrangements peuvent aussi être motivés par le désir de se faire bien voir par les supérieurs. « Souvent, les internes en début de cursus reprennent les gardes à leurs aînés pour leur rendre service, ce qui améliore leur image auprès d’eux. Je peux vous dire qu’après ça, les médecins plus expérimentés sont généralement plus bienveillants avec vous », assure Tristan*. Si elle n’est pas au courant de la transaction financière, laissée à discrétion des jeunes négociateurs, l’administration hospitalière est mise dans la boucle au moment du changement de nom de l’effecteur de la garde. Toute l’entreprise prend alors un caractère officiel. Car au final, ce qui compte, c’est que la garde soit faite.

Un phénomène qui tend à disparaître ?

Cependant, depuis la revalorisation du tarif des gardes entrée en vigueur en novembre 2023 (voir encadré), le phénomène semble s’essouffler. « Les nouveaux tarifs rendent les gardes plus attractives, donc les internes sont moins enclins à les revendre, souligne Tristan. On voit encore des transactions, mais les montants ont baissé. Maintenant, c’est plutôt 30 ou 40 euros en plus du prix de la garde, alors qu’avant, on était plus autour de 50 à 100 euros. »

L’autre raison qui pourrait expliquer ce déclin est liée à l’entrée en vigueur de la nouvelle réforme d’accès à l’internat, qui a supprimé les traditionnelles épreuves classantes nationales (ECN) au profit des épreuves dématérialisées nationales (EDN, 60 % de la note) et des fameux examens cliniques objectifs et structurés (Ecos). « Avec les Ecos, les jeunes générations vont beaucoup plus en stages pour se préparer à l’épreuve. Ils sont donc bien meilleurs en clinique et savent gérer des situations d’urgence. Grâce à cette expérience, ils ont moins d’appréhension à l’idée de prendre des gardes. Il y a donc de fait beaucoup moins de reventes », analyse Tristan*.

Enfin, dans certaines subdivisions, comme Bordeaux, cette pratique semble marginale. « Je n’ai que rarement vu des messages pour ça », affirme Julie*, interne en gastro-entérologie. Un contrôle plus strict des plannings dans certains services peut également contribuer à limiter la revente de gardes.

Combien gagnent les internes lors d’une garde ?

La rémunération brute d'une garde de nuit en semaine (du lundi au vendredi) est passée à 231,33 euros brut contre 156,53 euros brut auparavant. Pour une garde de nuit (samedi, dimanche) et une garde un jour férié (journée ou nuit) ainsi qu'une garde supplémentaire, l'indemnité forfaitaire de garde passe à 253,07 euros, contre 171, 24 euros auparavant. La garde de 24 heures des dimanches et jours fériés est rémunérée 506,14 euros.


Source : lequotidiendumedecin.fr