Pratique avancée en kinésithérapie : « En rééducation, le kiné apporte une plus-value à un traitement souvent médicamenteux »

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Publié le 17/04/2024
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La Dr Maeva Ferrari, spécialiste en médecine physique et de réadaptation, et Anthony Demont, kinésithérapeute, échangent leurs points de vue sur la pratique avancée en kinésithérapie.

Dr Maeva Ferrari (médecin MPR) et Anthony Demont (kinésithérapeute)

Dr Maeva Ferrari (médecin MPR) et Anthony Demont (kinésithérapeute)
Crédit photo : DR

Alors que la pratique avancée est théoriquement ouverte à tous les auxiliaires médicaux depuis 2020, aucune autre profession n’a pour l’instant rejoint les infirmiers. Mais certains kinés y pensent sérieusement… en association avec des médecins. Spécialiste en médecine physique et de réadaptation, la Dr Maeva Ferrari exerce dans un SSR privé à Romainville (Seine-Saint-Denis). Elle a participé aux réflexions sur la kinésithérapie en pratique avancée et son établissement est volontaire pour l’expérimentation à venir. Anthony Demont, kinésithérapeute à Paris et docteur en santé publique a mené l’étude de l’URPS sur la faisabilité de la pratique avancée en kinésithérapie.

LE QUOTIDIEN : Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à la kinésithérapie en pratique avancée ?

ANTHONY DEMONT : Je me suis intéressé aux nouveaux modes d’exercice proposés aux kinésithérapeutes dès 2012, lors d’un master de santé publique que j’ai effectué à l’université de Montpellier. Puis cela a été le sujet de ma thèse soutenue à Paris en 2022 : je voulais voir comment les modes d’exercices permettant aux kinés exerçant à l’étranger d’avoir plus d’autonomie pouvaient être adaptés en France. Et c’est de cette manière que j’ai été missionné par l’URPS pour cette réflexion sur la kinésithérapie en pratique avancée. Nous avons fait un appel aux fédérations hospitalières pour échanger avec des établissements motivés, et l’Institut de réadaptation de Romainville où travaille Maeva a été impliqué.

MAEVA FERRARI : Pour moi, l’idée de permettre à certains kinés d’avoir davantage d’autonomie était une évidence, et c’est pourquoi j’étais heureuse de m’engager dans cette réflexion. Dans chaque équipe avec laquelle j’ai travaillé, il était facile de remarquer certains kinés particulièrement spécialisés qui maîtrisent la réflexion médicale autour du patient, permettant d’avancer pour le diagnostic, et la prise en charge… La médecine est organisée en spécialités depuis deux siècles, et il me semble normal que la kinésithérapie le soit aussi. Mais il faut le faire correctement.

Doit-on parler de spécialisation ou de pratique avancée ?

A. D. : Quand on parle de kinésithérapie en pratique avancée, on doit se dire qu’il faut d’abord que la personne ait de l’expérience professionnelle dans un champ donné et qu’elle ait donc acquis des compétences particulières. Mais l’idée de la pratique avancée est justement d’acquérir et de mobiliser, dans un cadre bien défini et pour des types de patients donnés, certaines compétences habituellement dévolues aux médecins : formuler un diagnostic, prescrire des examens, les interpréter…

M. F. : Quand je parle de spécialisation, je ne veux pas dire qu’il faut limiter le champ de compétences, au contraire. Je fais simplement référence à ma propre pratique médicale, qui est par essence spécialisée. Par exemple, le kiné qui pourrait chez nous exercer en pratique avancée est particulièrement compétent en neurologie. Il est notamment autonome, en ce qui concerne la maladie de Parkinson, pour l’adaptation thérapeutique, le diagnostic, la prescription d’examens complémentaires, la compréhension de ceux qui ont déjà été réalisés… En revanche, pour d’autres domaines comme la neurologie centrale, il aura besoin d’un peu plus de formation… Mais c’est typiquement le genre de personne impliquée dont on a besoin de la pratique avancée pour profiter pleinement de sa valeur ajoutée… L’autre option qui s’offrirait à lui pour évoluer serait de devenir cadre, pour faire des plannings, ce qui n’est pas du tout ce que nous recherchons !

La priorité, c’est de faire monter en compétence un kiné au sein d’une équipe

Dr Maeva Ferrari

La pratique avancée en kinésithérapie doit-elle avoir pour objectif de libérer du temps médical ?

M. F. : Ce n’est pas forcément le besoin que nous ressentons au quotidien, même si cela nous permettait bien sûr d’aller plus loin sur des gestes techniques complexes. Mais je pense que la priorité, c’est de faire monter en compétence un kiné au sein d’une équipe, ce qui nous permettrait à nous aussi de nous poser des questions plus pointues, d’avancer dans notre réflexion, et donc de monter également en compétences de notre côté…

Comment la collaboration entre kinés en pratique avancée et médecins devrait-elle s’organiser ?

M. F. : Comme elle s’organise déjà entre professionnels de santé : quand un médecin a une question, il se tourne vers un confrère. Le kiné qui pourrait chez nous exercer en pratique avancée travaille en face de note bureau. Quand il trouvera le dossier d’un patient atypique, il nous sollicitera, ou appellera directement le neurologue.

A. D. : En effet, pour les parcours que nous avons identifiés à Romainville, qui concernent des pathologies stabilisées, le kiné sera formé aux signes de déstabilisation, et saura quand la situation sort de son champ de compétence. Il sera donc à même d’orienter le patient.

Le modèle économique va être primordial

Anthony Demont

Quels sont les points de vigilance pour la mise en œuvre de la pratique avancée en kinésithérapie ?

A. D. : L’un des éléments clés me semble être la formation : il faut trouver le juste milieu entre une formation courte permettant d’être opérationnel rapidement d’un côté, et de l’autre un temps de stage pratique suffisamment long pour avoir une vision globale. Par ailleurs, le modèle économique va être primordial : on voit avec ce que vivent aujourd'hui les IPA [Infirmiers en pratique avancée, NDLR] qu’il faut absolument une valorisation à la hauteur des compétences et des risques. Enfin, je pense qu’il y a la question de l’acceptation des acteurs avec lesquels ces kinés collaboreraient.

M. F. : Il me semble indispensable, avant d’accéder à la pratique avancée, d’avoir un certain nombre d’années de pratique en kinésithérapie générale. Par ailleurs, je pense qu’un kiné en pratique avancée ne pourra pas être à la fois spécialisé dans la lombalgie, la neurologie, le vésico-sphinctérien, etc. Et je pense comme Anthony que le temps de stage doit être prépondérant lors de la formation.

Quelles sont les résistances que ce projet peut susciter ?

A. D. : Il y en a quand même beaucoup ! Nous sommes dans un pays extrêmement conservateur, notamment de la part du gouvernement, et tout est rendu très complexe dès qu’il y a la possibilité d’expérimenter, même à une échelle très locale. Il y a par ailleurs des résistances de nature corporatiste, et ce ne sont pas forcément les médecins qui font blocage. J’ai l’impression de ce côté-là que les IPA ont beaucoup déblayé le terrain, et que les médecins perçoivent maintenant mieux ce qu’est la pratique avancée. En revanche, certains kinés ne veulent pas scinder la profession, et craignent par exemple que si des kinés en pratique avancée obtiennent la possibilité de prescrire, la prescription soit par conséquent fermée aux autres kinés. J’entends ces arguments, et je pense qu’il ne faut pas lisser la pratique par le bas. Mais j’ajoute que les kinés en pratique avancée seraient là pour répondre à d’autres besoins, et qu’ils travailleraient nécessairement dans des structures, en interface avec des médecins… Ce n’est donc pas le même exercice que celui du kiné isolé en libéral.

M. F. : Je pense en effet qu’il y a une différence, du point de vue du médecin, entre le kiné et l’infirmier : la kinésithérapie est en soi un traitement, alors que l’IPA intervient tout aussi bien avant qu’après le médecin, il est en lien constant avec le médecin. Le kiné est autonome pour le traitement physique en rééducation, il va apporter une plus-value à un traitement qui est souvent médicamenteux, et la complémentarité est probablement plus évidente. Donc pour nous, ce n’est pas un problème si le kiné en pratique avancée prend de la place.

Comment le projet doit-il se poursuivre ?

A. D. : Il y a deux aspects prévus pour 2024. Il faut créer, sur le plan légal, la possibilité de ce mode d’exercice. Il n’y a pas de solution idéale, mais le support qui répond le moins mal à notre besoin, ce sont les protocoles locaux de coopération. Nous sommes donc en train d’en rédiger un pour les différentes pathologies. Le deuxième aspect, c’est le financement de la formation des kinés et des médecins, mais aussi de la masse salariale, c’est-à-dire notamment la rémunération des kinés qui remplaceront ceux qui seront en formation. Pour l’aspect formation, cela devrait pouvoir s’organiser avec l’URPS, mais pour la masse salariale, nous n’avons pas encore trouvé tout ce qu’il nous faut.

M. F. : L’argent est le nerf de la guerre, et si on veut valoriser l’expérience, la formation, l’expérience des kinés, il va falloir mettre les moyens. À Romainville, nous sommes tout à fait disposés à mener ce projet, mais cela va prendre beaucoup de temps pour la personne qui exercera en pratique avancée et pour les médecins, qui ne seront pas en train de prendre en charge les patients pendant qu’ils seront en formation. Donc tant que nous n’avons pas le financement, nous ne pouvons pas y aller.

Le contexte

La loi Touraine de 2014 avait prévu que tous les auxiliaires médicaux pourraient exercer en pratique avancée. Mais dans un premier temps, seuls les infirmiers disposaient de textes réglementaires permettant d’entamer les démarches nécessaires à la création d’une profession supplémentaire en leur sein. Le décret ouvrant la pratique avancée aux autres auxiliaires médicaux ayant été publié en mars 2020, certains kinés se sont engouffrés dans la brèche. Leur Union régionale des professionnels de santé (URPS) en Île-de-France, avec l’appui de l’Agence régionale de santé (ARS), a commandité l’année dernière une étude de « preuve de concept » sur le sujet, et une expérimentation doit commencer courant 2024 dans cinq structures franciliennes.

Propos recueillis par Adrien Renaud

Source : Le Quotidien du Médecin