Au fil de l’épidémie de coronavirus, l’hydroxychloroquine a acquis une place particulière dans le débat public : la molécule est devenue une marque d’insoumission, personnifiée par la figure du Pr Didier Raoult. Mais sur le terrain, qui sont les praticiens qui défendent ce médicament pas tout à fait comme les autres ?
« Ils en ont parlé. » Dans la célèbre caricature de Caran d’Ache montrant en 1898 les convives d’un dîner de famille engagés dans un féroce pugilat, « en » renvoyait à l’affaire Dreyfus. Ce dessin résume si bien la conflictualité à la française qui peut facilement être transposée dans d’autres époques et sur d’autres sujets. En 2020, par exemple, « en » pourrait être l’hydroxychloroquine, médicament qui a pris une telle place dans le débat public qu’il est à lui seul devenu un objet politique, symbole de résistance au pouvoir en place. Dans ce tumulte, les médecins qui prescrivent la molécule de la discorde passeraient presque pour des personnages secondaires, éclipsés par le géant médiatique qu’est le Pr Didier Raoult ; mieux les connaître permet cependant de mieux comprendre certaines évolutions du paysage médical hexagonal.
Pour commencer à faire leur connaissance, le mieux est peut-être d’analyser la liste des 223 premiers médecins signataires du manifeste « La Quatrième voie », lancé en novembre par le collectif « Laissons les médecins prescrire » qui milite pour que l’hydroxychloroquine puisse faire partie de l’arsenal thérapeutique face au Covid. Ces praticiens sont en très grande majorité (66 %) des généralistes, et ils se répartissent équitablement entre hommes et femmes (respectivement 51 et 49 %). La part des Franciliens (20 %) parmi les signataires est similaire à celle que l’on constate parmi les médecins inscrits à l’Ordre (18 %), ce qui tendrait à invalider l’hypothèse, souvent avancée, d’une fracture entre Paris et la province sur cette question.
Autre fait intéressant : la part des médecins se prévalant de pratiques particulières semble être importante parmi les signataires. Il n’est pas possible d’en définir le nombre exact, mais en entrant le nom d’un signataire au hasard dans un moteur de recherche, on découvrira souvent qu’il est homéopathe, acuponcteur, hypnothérapeute ou encore phytothérapeute. Reste que le poids de ces pratiques particulières, tout comme celui des médecins retraités qui semblent assez bien représentés parmi les signataires, ne peut être estimé en l’absence d’étude spécifique. Les hospitaliers semblent quant à eux sous-représentés, mais là encore, il est à ce stade difficile de quantifier leur implication dans le mouvement pour l’hydroxychloroquine. De manière plus générale, il est impossible de mesurer le poids réel des partisans de l’hydroxychloroquine dans la profession : leur parole semble présente, mais les réseaux sociaux ont tendance à amplifier les prises de position tranchées qui caractérisent leurs interventions.
Praticiens de terrain contre mandarins
Au-delà des chiffres, le plus intéressant est de toute façon probablement de comprendre comment les médecins qui prescrivent de l’hydroxychloroquine se perçoivent eux-mêmes. « Nous sommes des médecins de terrain, des médecins qui soignent des patients au quotidien, contrairement à beaucoup de ceux qu’on voit sur les plateaux à longueur de temps », estime ainsi le Dr Éric Menat, généraliste non conventionné installé à Muret (Haute-Garonne), par ailleurs homéopathe, phytothérapeute, et figure du mouvement « Laissons les médecins prescrire ». À l’instar d’Éric Menat, beaucoup de médecins défendant l’hydroxychloroquine recourent à une rhétorique opposant pratique et expertise, peuple et élites. Mais ce type de propos est également très présent dans le grand public parmi les partisans du Pr Didier Raoult (voir encadré), et ne semble pas spécifique à la profession.
Pour chercher ce que les médecins défenseurs de l’hydroxychloroquine ont en commun, il semble plus fructueux de creuser du côté de la conception qu’ils se font de la pratique médicale. « Je pense que ce qui nous fédère, c’est avant tout la liberté de prescription », estime par exemple le Dr Bernard Saussol, généraliste et homéopathe à Apt dans le Vaucluse, et signataire du manifeste « La quatrième voie ». La question de la liberté semble effectivement être l’un des vecteurs principaux de la mobilisation de ces médecins. Le Dr L., généraliste bretonne signataire du manifeste « La Quatrième voie » qui souhaite rester anonyme, garde un mauvais souvenir du décret de mars 2020 limitant la prescription d’hydroxychloroquine. « Je n’ai pas bien vécu le fait qu’on nous interdise une prescription », se souvient-elle.
Les adversaires de la prescription d’hydroxychloroquine dans le Covid-19 ont une autre vision des choses. Si une certaine conception de la liberté de prescription relie entre eux les partisans de l’hydroxychloroquine, c’est, selon eux, une conception erronée. « Bien sûr que la liberté de prescription est primordiale, mais nous nous engageons aussi à nous plier aux données acquises de la science, estime ainsi le Dr Cyril Vidal, chirurgien-dentiste et président du collectif FakeMed qui regroupe des médecins, mais aussi d’autres soignants, pour combattre ce qu’ils appellent les pseudo-thérapies. La liberté de prescription, ce n’est pas la liberté de faire ce que l’on veut. C’est comme en voiture : est-ce qu’on a vraiment l’impression que notre liberté d’aller et venir est remise en question par l’existence des feux rouges ? »
Une solution à tout prix
Au-delà de la liberté de prescription, les défenseurs de l’hydroxychloroquine semblent par ailleurs avoir une conception de la médecine comme devant nécessairement apporter des solutions thérapeutiques. Le Dr L. se souvient ainsi s’être sentie au début de l’épidémie réduite à une situation d’impuissance qui lui semblait incompatible avec sa pratique. « Nous sommes là pour traiter les gens, estime-t-elle. Ce n’est pas que je tienne particulièrement à l’hydroxychloroquine, mais là, on nous disait de donner du doliprane aux patients, de leur demander de rester chez eux, et d’appeler le 15 s’ils étaient à l’article de la mort. » Même désarroi du côté du Dr Bernard Saussol. « On n’avait rien, les gens avaient pour instruction de rester chez eux et de ne pas appeler leur médecin, ce qui fait qu’on ne les a pas soignés », se désole le Vauclusien.
Et justement, c’est cette recherche d’une solution médicamenteuse à tout prix que critiquent les adversaires de la prescription d’hydroxychloroquine dans le Covid-19. « Ce sont des gens qui ont un vrai désir de trouver une solution, et qui veulent sincèrement soigner leurs patients », concède Cyril Vidal qui ne dénonce pas chez eux l’intention, mais le désir de trouver un « remède magique », une « poudre de perlimpinpin qui va tout de suite fonctionner ». « Aujourd’hui, on n’est plus en février : croire aux vertus de l’hydroxychloroquine, c’est croire en une technique qui n’a pas fait ses preuves, et ce n’est pas s’appuyer sur des bases scientifiques », résume le président du collectif FakeMed.
Au fait, qu’est-ce que la science ?
Et c’est peut-être sur la conception qu’ils se font de la science que l’on peut caractériser au mieux les médecins partisans de l’hydroxychloroquine. Car ceux-ci ne se définissent pas comme opposés à la science, bien au contraire. « Moi je ne suis pas pour Didier Raoult, je suis pour la science », proclame par exemple Éric Menat quand on lui demande s’il se définit comme partisan de l’infectiologue marseillais. Et l’homéopathe de préciser qu’il est par exemple abonné à Prescrire, et qu’il ne serait pas étonné de n’être pas le seul parmi les membres du collectif « Laissons les médecins prescrire ». « Ce sont des gens qui aiment une science objective », estime-t-il, sous-entendant qu’une grande partie de la production scientifique est minée par les conflits d’intérêts. Le fameux « LancetGate » aura à cet égard laissé des traces.
Dernier point commun entre les médecins partisans de l’hydroxychloroquine, relevé par Éric Menat : « Ce sont des gens qui n’ont pas peur de cette maladie, estime-t-il. Non pas qu’ils la sous-estiment, mais cela reste un gros virus : on prend les traitements préventifs, et quand les gens sont malades on les soigne. » Et c’est justement ce qui fait bondir Cyril Vidal. « Bien sûr, quand vous pensez que vous avez un remède, vous pouvez vous moquer de la maladie », attaque-t-il. Et le président du collectif Fake Med de regretter que les partisans de l’hydroxychloroquine ne mettent pas davantage d’efforts dans la promotion des gestes barrière, qui, eux, sont à même d’empêcher le développement de la maladie.