« Quand je vois son nom sur le planning, ça me fait soupirer et je redoute un peu ce moment ! ». Ces mots, cités dans une thèse en médecine générale, sont ceux d’une médecin généraliste de 42 ans, exerçant dans le Maine-et-Loire. Ils reflètent les sentiments que peuvent susciter chez les professionnels des patients dits « difficiles ».
« C’est un sujet fréquent qui revient dans les discussions informelles lors de nos pauses, mais auquel on ne prend pas toujours le temps de réfléchir », observe la Dr Élodie Cosset, généraliste et coordinatrice du groupe qualité des Pays de la Loire, qui a animé un atelier sur cette problématique lors du dernier congrès de médecine générale. Au-delà de quelques thèses, la littérature scientifique est parcellaire. Du moins en France.
Outre-Atlantique, un article de The New England Journal of Medicine publié en 1978 évoque le patient « odieux » (hateful). « Qu’on le veuille ou non, il y a quelques patients qui déclenchent l’aversion, la peur, le désespoir, ou une franche méchanceté chez leurs médecins. Les réactions émotionnelles vis-à-vis des patients ne peuvent être balayées d’un revers de la main et ce n’est pas de la bonne médecine que de dire qu’elles n’existent pas », écrivait James Groves. Dix ans plus tard, T.C. O’Dowd popularise dans le BMJ le terme heartsink (néologisme associant cœur et couler) pour désigner l’« accablant mélange d'exaspération, de défaite et parfois de simple aversion qui occasionne de l'angoisse » chez les professionnels de santé, qui ont le sentiment de se « noyer » face à ces patients. En miroir de ces définitions, existent des tentatives de classification (Groves distingue quatre stéréotypes, T.J. Gerrard et JD Riddell, 10 catégories).
Le patient difficile n’existe pas
« Il est impossible de définir un profil type de patient difficile, chaque praticien percevant une tension, un malaise qui lui est propre face à certaines situations », commente la Dr Cosset. Elle pointe néanmoins dans le dossier qu’elle a réalisé pour son groupe qualité certains types de personnalité : « les ayants droit » qui réclament des examens complémentaires ou des avis spécialisés pas toujours justifiés, « les diagnostiqueurs » qui ont déjà fait leur propre diagnostic, « les revendicateurs » qui posent des questions en cascade sans écouter la réponse, « les patients agressifs », « les manipulateurs » qui encensent le médecin, « ceux aux plaintes multiples et répétées », « les secrets » qui ne dévoilent pas toutes les informations, « les experts » qui connaissent aussi bien leur pathologie que le généraliste, « les dépendants, les crampons », mais aussi les « n’allant jamais mieux », les « jamais l’un sans l’autre » qui viennent à deux, l’accompagnant monopolisant la parole, les « démunis médico-sociaux » pour lesquels le médecin se sent impuissant, etc. « Ces personnalités modifient notre prise en charge médicale. Les identifier évite d’être excédé et permet de chercher ensemble des solutions », commente la Dr Cosset.
Ces personnalités modifient notre prise en charge médicale. Les identifier évite d’être excédé et permet de chercher ensemble des solutions
Dr Élodie Cosset, généraliste
Le Pr Gérard Reach, endocrinologue-diabétologue, auteur d’un ouvrage consacré à la rencontre en médecine*, réfute l’idée qu’il y ait des « patients difficiles », ce qui serait un jugement de valeur. « Oui, il y a des patients odieux. Comme il y a des médecins odieux. Pour les soigner, je recours à un tour de passe-passe : je pense à l’amour de mon métier, qui me permet de soigner le patient que je ne peux aimer ». Des patients « difficiles » ? « C’est plutôt la vie avec la maladie qui est difficile pour eux ; et la difficulté, pour le médecin, est d’en prendre conscience », répond le Pr Reach. La difficulté ressentie par le médecin tient aussi à deux dimensions : la peine à obtenir les résultats attendus du traitement, et la complexité de la relation elle-même. Le diabétologue, qui a longtemps enseigné les humanités aux étudiants en médecine, insiste sur le rôle du médecin. « Les patients difficiles ? Le soignant fait partie du problème, et donc de la solution ; or il n’en a pas toujours conscience ». « Mais il ne faut pas lui en vouloir, on ne lui a pas appris à jouer ce rôle », tempère-t-il.
Selon le Pr Reach, la survenue même d’une maladie est un psychotrauma – à tel point que la guérison n’est jamais un retour à l’innocence biologique, pour reprendre la formule de Georges Canguilhem. Le patient traverse cette épreuve avec ses propres ressources, qui sont à la fois internes (traits de caractère, capacité de résilience, etc.) et externes, présence d’autrui ou non, précarité ou pas, et surtout, accompagnement des professionnels de santé. « Tout s’imbrique : la maladie est une fracture de la flèche du temps, le patient se relève selon ses ressources, et parmi celles-ci figure le suivi du médecin. Que ce dernier ne lui parle pas et se contente de prescrire un traitement, et le patient ne peut qu’être en détresse. Le médecin doit faire l’effort de répondre à la solitude du patient », analyse le Pr Reach.
Le spécialiste reconnaît l’existence de traits de caractère, comme le fait d’être optimiste/pessimiste, joyeux/triste, patient/impatient, d’avoir un plus ou moins fort pouvoir de volonté, d’être plus ou moins observant. Il a ainsi mis en évidence à travers plusieurs études conduites sur des diabétiques, publiées au cours des dix dernières années, le lien entre ces traits et le fait d’être ou non observant. La non-observance pourrait bien révéler la détresse des patients. Dans son étude la plus récente, il a identifié deux catégories de patients : ceux qui vont bien et ceux qui sont en danger et pourraient être les « patients difficiles ».**Il hésite pourtant à ouvrir une consultation par un questionnaire qui biaiserait d’emblée la relation de soins et catégoriserait les personnes, en dépit de leur singularité. « Ces traits de caractère se révèlent de manière impressionniste. Avec l’expérience, on sait les reconnaître à travers la conversation. Ce qui permet d’adapter nos dires à la personnalité : il serait in-éthique de demander à un impatient de devenir patient ».
Le soignant fait partie du problème et donc de la solution ; il doit faire l’effort de répondre à la solitude du patient
Pr Gérard Reach, diabétologue
L’empathie et la sympathie
Que faire lorsque la relation de soins cahote, ce qui nuit aux soins et pèse autant sur le médecin que le patient ? L’empathie est le maître mot, soulignent de concert la Dr Cosset et le Pr Reach. « Ce qui manque le plus au patient est l’écoute des professionnels de santé », insiste le second. Il va même jusqu’à convoquer la sympathie : « ressentir une émotion devant la souffrance d’autrui et vouloir l’aider », définit-il. « Il ne s’agit pas de se laisser déborder, mais le médecin peut et doit avoir des émotions ». Finalement « toute relation de soin, à un degré plus ou moins exprimé, est une relation difficile nécessitant un travail d’ouverture à l’autre », explique-t-il.
Concrètement, cela se traduit par l’utilisation du « je », par le médecin, dans des phrases telles que : « j’ai bien compris que » (signe de l’écoute), « ça n’a pas l’air d’aller entre nous », « je sens que vous êtes énervé : pouvez-vous m’aider à comprendre pourquoi ? », « comment comprenez-vous ce que je propose » (lorsqu’il s’agit de négocier le soin).
De la théorie à la pratique, les groupes de supervision et de réflexion sur la relation médecin-malade se sont emparés de la problématique, comme les groupes Balint, du nom du médecin et psychanalyste (1896-1970), qui rassemblent une dizaine de soignants accompagnés par un formateur, pour exposer leurs difficultés concrètes. « Notre groupe qualité, dans les Pays de la Loire, a été l’occasion de créer un jeu de l’oie qui confrontait les médecins à des situations difficiles. Le groupe interagit, réfléchit ensemble », témoigne la Dr Cosset. Les formations à la communication ou à la médecine narrative s’inscrivent dans ce filon.
En cas d’impasse, un médecin peut-il décider de cesser une prise en charge ? Le Code de santé publique le permet, dans son article R4127-47 : « Hors le cas d'urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d'humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles. S'il se dégage de sa mission, il doit alors en avertir le patient et transmettre au médecin désigné par celui-ci les informations utiles à la poursuite des soins. »
Mais la rupture est rare. « L’objectif est plutôt de trouver des solutions pour dénouer la situation. Sans compter que trouver un autre médecin, en l’état actuel de la démographie médicale, n’est pas chose facile », observe la Dr Cosset.
« Il m’est arrivé de demander à un patient s’il souhaitait consulter un confrère. La réponse fut toujours négative, mais au moins j’avais voulu montrer que j’étais conscient de l’existence d’un problème, qui ne relève pas de l’efficacité des thérapeutiques, mais bien de la relation », abonde le Pr Reach. Encore faut-il en avoir conscience. Le diabétologue se souvient de la leçon d’humilité reçue de la part d’une patiente qu’il suivait depuis 10 ans pour un diabète de type 1. « J’avais accompagné ses grossesses, elle allait bien et le savait, les consultations étaient sereines. À la fin de l’une d’entre elles, elle m’a remis une lettre. C’était un cri déchirant, montrant la béance entre le point de vue des patients et des malades ». « Les spécialistes savent ce que c’est d’être diabétique, les conséquences immédiates et futures, ils imaginent au mieux ce que c’est de vivre avec un diabète. Mais ce n’est pas à eux que cela arrive », écrivait-elle, avant d’évoquer l’obligation parfois ressentie de répondre positivement aux attentes du soignant, ou la culpabilité de ne pas parvenir à une vie « normale ». « J’étais bouleversé, se souvient le Pr Reach. Je lui ai demandé l’autorisation de publier la lettre*** pour que les étudiants et les médecins n’oublient pas la détresse du patient et ne se réfugient pas derrière des chiffres, au détriment de la rencontre humaine ».
(1) Gérard Reach. Pour une médecine humaine, étude philosophique d’une rencontre, Hermann 2022, 450 pages, 24 euros. Cet ouvrage repose sur l’enseignement qu’il a créé à l’Université Sorbonne Paris Nord.
(2) Reach G. et al., Patient Prefer Adherence, 2022, :16:1333-1350. DOI: 10.2147/PPA.S365398
(3) Médecine des maladies métaboliques, septembre 2012, volume 6, n°4.
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