LE QUOTIDIEN : Vous êtes spécialiste de Levinas. Comment s’inscrit ce nouveau livre dans votre œuvre philosophique ?
FLORA BASTIANI : J’ai souhaité mettre les concepts de la philosophie à l’épreuve d’une situation particulière, les soins critiques, qui ont la particularité de modifier ce qu’on appelle « exister ».
Ce travail s’inscrit dans la continuité de mes recherches autour de la relation : comment entre-t-on en relation avec autrui, comment penser la relation de soins ? Des questions que j’ai déjà explorées en tant que philosophe de la santé à partir de la psychiatrie et des soins palliatifs. Car l’idée qu’on existe d’abord seul, séparé, et qu’après on entre en relation, telle que proposée par Levinas, Heidegger, ou encore Merleau-Ponty, ne me convainc pas.
Les soins critiques remettent en question la manière de penser la relation. On pense communément que le lien n’existe pas avec des patients peu ou pas conscients, sédatés, débordés par la technique. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire, l’extrême vulnérabilité du patient et son exposition aux machines et aux professionnels de santé ne lui permettent pas de se construire comme un individu séparé.
Vous avez travaillé à partir d’entretiens menés avec des infirmiers. Une première ?
C’est en effet la première fois que j’ose construire une recherche sur des entretiens ; une démarche originale, inspirée des travaux du philosophe Yasuhiko Murakami. J’enregistrais ces longs entretiens (3 ou 4 heures) puis les réécoutais jusqu’à m’immerger dans la façon de penser de l’autre et adopter son point de vue. J’ai ensuite extrait des paroles reflétant au mieux la manière dont ces professionnels éprouvent leurs soins, au quotidien.
Les infirmiers des soins critiques ont la particularité d’avoir une formation très technique et d’être au chevet du patient, dans un accompagnement constant. Il y a une spécificité de la relation en soins critiques, comme je l’ai compris en menant un entretien avec un infirmier des urgences, que je n’ai finalement pas intégré dans ce livre, tant son témoignage divergeait.
Le premier entretien porte sur les soins intensifs de traumatologie. Qu’est-ce qui vous a marquée dans le discours de l’infirmière ?
Face à un patient réveillé mais immobilisé, soumis à des traitements invasifs, bruyants et douloureux, privé d’intimité, le regard de l’infirmière est double : il est à la fois hypertechnique, à la recherche de signes pour évaluer les changements de l’état de santé, et dans la relation, considérant le patient comme une personne. Elle est à son écoute et réfléchit à ce qui lui permettrait de se retrouver lui-même, alors qu’il ne se reconnaît plus nulle part. Cela peut être : tenir une tasse avec de la tisane chaude, se raser avec la mousse habituelle… Apaiser ainsi le patient permet le soin. Elle lui crée une place dans un endroit où il n’a pas de place (il est devenu étranger à son corps et même aux soins, dont il ne comprend pas toujours la finalité) et il peut ainsi se retrouver comme une personne.
Pour prévenir le « trou de la réanimation », l’infirmier met en place un journal de bord
Vous échangez ensuite avec un infirmier de réanimation adulte…
J’ai été frappée par la manière qu’a l’infirmier de voir le temps inversé : sa pratique est conditionnée par l’avenir du soin – qui devient le présent du patient. Ses choix sont faits depuis cette vision du futur à laquelle il n’a pourtant pas accès. Il ne cherche pas seulement à maintenir la personne en vie, mais à se demander quelle sera cette vie. Il devient le représentant du futur présent du patient.
L’infirmier se soucie d’apaiser ses angoisses au réveil : après un coma induit, le patient a en effet souvent le sentiment d’être étranger à tout (on parle de « trou de la réanimation »). Pour prévenir cela, l’infirmier met en place un journal de bord pour raconter (ou laisser la famille raconter) la vie quotidienne telle que le patient aurait pu lui-même la percevoir.
Autre fait marquant : l’infirmier voit la mort non comme un échec ni un abandon, mais comme une voie prise par le patient. Cela lui permet d’être engagé dans le soin jusqu’au bout, y compris dans la relation à la famille, sans nourrir de regrets ou de culpabilité.
Qu’en est-il de la relation de soins en réanimation pédiatrique ?
L’infirmière soutient les parents pour qu’ils puissent reconnaître le patient comme leur enfant, ce qui est délicat quand la relation est mise à mal par l’état comateux du nouveau-né placé dans une couveuse recouverte d’un drap, perfusé, sondé… Il est d’autant plus crucial, quand l’enfant décède, qu’il ait pu auparavant appartenir à cette famille et que les parents l’aient intégré dans leur existence.
En tenant ce rôle de support d’une relation parent-enfant où elle n’a pas sa part, l’infirmière s’expose et finit par avoir une place à l’intérieur de cette famille. D’ailleurs, après une histoire de vie très marquante pour le service, elle reconnaît qu’il lui est difficile d’accueillir de nouveaux patients et de s’engager dans une nouvelle relation. Cela prend du temps. Après un décès, les soignants écrivent aux parents un mois, puis un an après ; une façon de faire vivre la relation à distance et de dire qu’on se souvient de l’enfant.
Le dernier entretien aborde la coordination du prélèvement d’organes, méconnue. Quelle est, ici, la nature de la relation de soin ?
Le patient est déjà décédé mais il reste considéré et respecté comme un patient, non un cadavre. L’infirmière partage sa pratique entre la rencontre des familles d’une part, et la relation au défunt de l’autre. Elle soutient les proches dans leur prise de décision, en cherchant à faire émerger la volonté du défunt quant au don d’organes, et non les convictions de la famille. En même temps, elle la protège en pesant chacun des mots qu’elle emploie.
L’infirmière accompagne le défunt jusqu’au bout, jusqu’à la toilette mortuaire : un parcours très intense, au cours duquel elle peut passer 20 heures au bloc. Elle a donc un rôle technique, relationnel, et une très grande responsabilité.
Comme beaucoup d’infirmiers en coordination du prélèvement, la personne que j’ai rencontrée vient de réanimation. En changeant de service, elle a remis en cause sa pratique, qui avait glissé dans une certaine routine, délétère aussi pour elle-même, par usure professionnelle. Depuis, elle ne se défend plus d’une proximité et d’une sincère préoccupation pour les patients et leurs familles. Comme l’infirmière de réanimation pédiatrique, elle assume de pleurer ou d’exprimer ses inquiétudes, dépassant une certaine distance enseignée dans les instituts de formation en soins infirmiers.
Selon moi, on est d’abord ensemble : la séparation ne vient qu’après, c’est une sorte de luxe
À plusieurs reprises, vous écrivez que les soins critiques illustrent le phénomène d’ensemble, « une voie du soin où la relation avec l'autre advient dans une proximité qui dépasse les limites de l'individualité ». C’est-à-dire ?
Ce concept traduit l’idée que notre existence est avant tout mêlée à celle des autres. Comme je le disais au début, je critique la pensée de la relation où la séparation est première, avant la rencontre des autres. Selon moi, on est d’abord ensemble : la séparation ne vient qu’après, c’est une sorte de luxe. C’est ce que montre l’existence du nouveau-né, lié aux autres par nécessité. Un patient en réanimation ou en soins intensifs est dans une vulnérabilité comparable.
Dans les soins critiques, l’ensemble est manifeste des deux côtés. Les soignants sont sans cesse en train de soutenir l’existence du patient, sa relation avec ses proches. Ils le gardent en vie, le font vivre dans l’existence et dans le monde, et lui donnent un avenir. Même quand cette existence est morte aussitôt venue au monde, l’infirmière de réanimation pédiatrique construit une relation avec les parents et trouve à l’enfant une place pour l’avenir. Comme je l’écris dans le livre, le phénomène de l’ensemble se produit dans cette nouvelle naissance où naissent en même temps l’enfant et le parent.
Impossible de s’engager vraiment dans chaque relation lorsqu’on n’a plus le temps de penser sa propre clinique
Cette relation de soin peut-elle être mise en péril par les conditions d’exercice ?
Tout à fait ! Dans les soins critiques, les médecins et infirmiers s’occupent d’un nombre de patients limité légalement, ce qui leur permet d’avoir du temps pour évaluer les situations et s’engager au mieux dans la relation. Quand le nombre de patients explose, la multiplication des relations crée une usure professionnelle, comme on l’a observé lors du Covid. Impossible de s’engager vraiment dans chaque relation lorsqu’on n’a plus le temps de penser sa propre clinique.
Avez-vous suivi les débats autour du projet de loi sur la fin de vie ?
Oui, et il me semblait qu’ils s’emballaient. Entendre le souhait de certains de ne pas vouloir poursuivre leur vie dans certaines conditions est important. Mais il faut laisser le temps aux soignants d’appréhender une telle évolution de leur métier, qui peut entrer en contradiction avec les raisons pour lesquelles ils l’exercent. Accompagner un patient jusqu’à la mort n’est pas pareil que donner la mort : difficile d’anticiper le retentissement que cela pourrait avoir personnellement. Il faudrait entendre et accompagner les soignants pour s’assurer que leur santé n’est pas mise à mal.
Philosophie du soin critique. Penser la relation en réanimation, en soins intensifs et dans le prélèvement d’organes, Le Cercle herméneutique, 256 pages, 23 euros
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