Dr Jasmina Mallet et Dr Selim Guessoum, psychiatres à l'AP-HP et chercheurs à l'Inserm

« Les médecins ne sont pas des superhéros invulnérables »

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Publié le 11/10/2021
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Le Dr Jasmina Mallet et le Dr Sélim Guessoum, psychiatres à l’AP-HP, ont été témoins de l’arrivée du Covid-19 en France. Les deux chercheurs ont mené une revue* systématique mesurant l’impact de la pandémie sur l’état psychique de plus de 100 000 professionnels de santé à l’échelle mondiale. Leur constat est sans appel. Le niveau de stress des soignants a fortement augmenté pendant la crise sanitaire.

Crédit photo : DR

Dans quelle mesure les professionnels de santé ont été impactés par la crise sanitaire ?

Dr Sélim Guessoum : Dès les premières semaines, les professionnels de santé ont été confrontés à un grand nombre de patients malades infectés d’un virus inconnu dont ils savaient que le taux de mortalité était élevé. Le sentiment de déshumanisation des soins, la rapide aggravation de certains patients jeunes et sans thérapeutique efficace a participé à augmenter leur anxiété. Un grand nombre d’entre eux se sont sentis impuissants, non préparés, voire submergés face à cette épidémie d’une ampleur inédite. Leur charge de travail s’est accrue de manière considérable. La crainte d’être contaminé, de contaminer les autres, voire de mourir a représenté un facteur de stress supplémentaire. Durant cette période, les soignants ont été exposés à des événements traumatiques. Ils ont mobilisé des ressources psychiques importantes sans bénéficier parfois du soutien adéquat. Ces facteurs de stress peuvent déclencher ou aggraver les troubles psychiatriques chez les soignants exposés.

Qu’en est-il pour les médecins généralistes ?

Dr Jasmina Mallet : Malheureusement, le vécu des médecins généralistes pendant la crise sanitaire a été insuffisamment étudié. La plupart des études sur lesquels nous nous sommes appuyés concernaient les soignants hospitaliers. Pourtant, les médecins généralistes ont véritablement été en première ligne, avec moins de matériel de protection qu’à l’hôpital mais avec les mêmes malades ! Alors que les hôpitaux étaient surchargés, ce sont les généralistes, seuls, qui ont assuré, en ambulatoire, le suivi de patients avec des atteintes pulmonaires parfois assez sévères. Certains de leurs patients auraient d’ailleurs dû, en temps normal, être hospitalisés. Nombre de généralistes ont assuré la prise en charge de patients parfois instables sur le plan respiratoire. Une étude menée auprès de 1 379 soignants en Italie a montré que les médecins généralistes étaient plus exposés à l’état de stress post-traumatique que les autres soignants.

Aujourd’hui, peut-on dire que l’état de santé mentale des soignants est inquiétant ?

Dr S. G. : Les résultats de l’étude que nous avons menée, qui recoupent des données mondiales, sont plutôt alarmants et montrent qu’il existe des symptômes de stress post-traumatiques mais pas seulement. En effet, 30 % des professionnels de santé souffriraient d’anxiété et de symptômes anxieux, 31,1 % souffriraient de dépression et de symptômes dépressifs. Ce taux monte à 44 % pour les troubles du sommeil et à 56,5 % pour les symptômes de stress aigu. Ces symptômes sont tous fréquents. Nous n’avons toutefois pas pu évaluer la présence d’idées suicidaires chez les soignants en raison du manque de données au moment de l’étude. Mais, en résumé, nous sommes inquiets de l’épuisement professionnel des médecins, infirmiers, aides-soignants…, qui ressentent par ailleurs un manque de reconnaissance. L’ensemble des difficultés liées à leur pratique sont les mêmes qu’avant la crise, sauf qu’ils ont accumulé entre-temps l’épreuve d’une pandémie mondiale.

Comment prévenir cette vague de symptômes post-traumatiques ?

Dr J. M.  : Nous préconisons des mesures de prévention à l’échelle individuelle et collective. Il serait intéressant que les services de médecine du travail recueillent des données sur l’impact de la pandémie sur la santé mentale des soignants dans chaque structure impliquée. Pour les médecins généralistes, de telles épreuves questionnent la pratique traditionnelle d’exercice individuel de la médecine. On se demande comment les médecins généralistes qui travaillent seuls ont pu affronter une telle pression physique et psychique. Nous proposons de développer toute action qui permette aux généralistes de pratiquer de manière plus collective et de se soutenir. L’ensemble des soignants ont également besoin de reconnaissance, pas seulement symbolique, et d’une augmentation des moyens mis à leur disposition pour travailler dans de bonnes conditions. Cette pandémie a mis en lumière l’importance de préserver la santé mentale des soignants. Ce ne sont pas des « superhéros » invulnérables. Ils aspirent à s’épanouir au travail et à rester psychiquement disponibles pour leur vie privée.

* La revue comprend 70 études et plus de 100 000 participants. Elle a été menée de mars à octobre 2020.


Source : lequotidiendumedecin.fr