LE QUOTIDIEN : Jordan Bardella entend exonérer les médecins en cumul emploi retraite d’impôt sur le revenu. Est-ce une proposition réaliste ?
MARGAUX TELLIER-POULAIN : Cette mesure proposée par le RN prévoit que les médecins en cumul emploi retraite soient exonérés d’impôt sur le revenu, qu’importe leur lieu d’exercice et sans durée précise. Ce qui aurait, selon les hypothèses, un coût compris entre 819 millions d’euros et 1,09 milliard d’euros.
La faisabilité constitutionnelle doit être observée. De plus, cette volonté ne cible pas spécifiquement les zones de déserts médicaux pour lesquelles le manque d’accès aux professionnels de santé est particulièrement important. Ainsi, cette idée pourrait avoir comme conséquence une hausse du nombre de médecins en cumul emploi retraite, sans pour autant assurer l’homogénéité sur le territoire de la couverture médicale pour les patients.
Si l’objectif recherché est de permettre l’égal accès aux soins sur le territoire, des mesures incitatives ciblées sembleraient plus efficaces et avec une plus grande faisabilité constitutionnelle, et en ce sens réaliste, grâce à leur caractère justifié et proportionné.
Le Nouveau Front populaire propose une hausse générale du Smic à 1 600 euros. Pourrait-elle pénaliser des cabinets de médecins libéraux employeurs ?
La hausse du Smic net à 1 600 euros signifie une hausse de 14,4 %. Selon le chiffrage de l’Institut Montaigne, cette mesure pourrait causer entre 230 000 et 380 000 pertes d’emploi, dont au moins 200 000 lors de la première année suivant la hausse.
Pour autant, une zone grise non négligeable reste la difficulté de connaître l’impact d’une telle hausse par secteur. Les emplois les plus touchés par de telles destructions d’emploi sembleraient être ceux des TPE et PME et ceux occupés par les publics plus jeunes et précaires. Or, compte tenu des tensions actuelles dans l’accès aux soins et le recrutement de personnels dans le secteur sanitaire et médico-social, les conséquences d’une telle mesure peuvent donc être source d’inquiétude tant par les coûts induits que les risques d’emplois détruits.
La complémentaire santé publique à un euro par jour proposée par Gabriel Attal coûterait 470 millions par an, selon votre estimation, pour trois millions de nouveaux bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire (C2S) participative. Est-ce une façon efficace de mieux couvrir les Français qui en sont dépourvus ?
Selon une étude de la Drees, les 6,6 millions de personnes bénéficiaires de revenus minima garantis fin 2017 étaient moins couvertes par une complémentaire santé (87 %) que l’ensemble de la population (96 %). La proposition pourra donc clairement avoir un effet positif sur la santé des bénéficiaires, en augmentant le recours aux soins des personnes ne disposant pas actuellement d’une complémentaire santé, dans un contexte où le renoncement aux soins pour cause financière perdure, notamment chez les plus précaires.
Pour autant, deux points d’importance devront être éclaircis pour que cette démarche soit réellement efficace. Il s’agira tout d’abord d’expliciter les publics ciblés et l’implication d’une telle annonce pour les personnes qui actuellement payent moins d’un euro pour la C2S.
De plus, le dispositif actuel permet à plus de sept millions de personnes d’avoir accès à une couverture complémentaire mais le taux de recours au dispositif reste faible (56 % en 2021). L’efficacité de la mesure proposée sera donc clairement liée à la capacité des pouvoirs publics à améliorer le recours à cette couverture complémentaire.
Mesure phare du RN, la suppression de l’aide médicale d’État (AME) ferait économiser, selon vos travaux, 700 millions d’euros. Mais il faudra financer le nouveau dispositif d’aide d’urgence et d’autres dépenses liées à des épidémies seraient induites. Est-ce vraiment « économique » ?
En 2023, 466 000 patients ont bénéficié de l’AME de droit commun, pour une dépense sur le budget de l’État de près d’un milliard d’euros. Le chiffrage réalisé par l’Institut Montaigne prévoit en effet une économie de 700 millions d’euros due au financement de l’aide d’urgence vitale proposée. Cependant, cela ne prend pas en compte les coûts supplémentaires non négligeables liés aux traitements d’infections en population générale à la suite de la non prise en charge des bénéficiaires actuels de l’AME.
Le rapport réalisé par Claude Évin et Patrick Stefanini souligne « l’utilité sanitaire de l’AME » et note que les pistes de réforme proposées lors des discussions au Sénat d’une aide médicale urgente auraient un impact certain sur le renoncement aux soins et le triple impact suivant : « une dégradation de l’état de la santé des personnes concernées, des conséquences possibles sur la santé publique et une pression accentuée sur les établissements de santé ».
Le rapport note aussi les faibles économies d’une telle décision en notant que les hospitalisations sont beaucoup plus coûteuses que les soins prodigués en ambulatoire. Dire que la suppression de l’AME est une mesure d’économie apparaît donc comme un raccourci qui élude un pan non négligeable de coûts afférents.
Regrettez-vous que la santé ne se soit pas imposée comme un thème de campagne pour les législatives ?
La faible place donnée aux problématiques de santé dans cette campagne est dommageable, notamment en ce moment charnière. L’importance du sujet est sans appel : déserts médicaux, situation de l’hôpital, difficultés de recrutement, vieillissement de la population, enjeux de l’innovation et du numérique, soutenabilité financière de la Sécurité sociale… La liste est longue et les solutions proposées lors de cette campagne semblent courtes.
Pourtant, les premiers temps forts législatifs pour le gouvernement et élus à la rentrée seront notamment ceux de la santé avec l’examen de la mission santé du budget de l’État (le projet de loi de finances pour 2025, qui contient le sujet de l’AME) et le budget de la Sécurité sociale (PLFSS) qui suivra. Il faudra obligatoirement qu’un texte soit présenté, dont le contenu reste, au vu des débats de la campagne, flou.
Le politique est-il aujourd’hui impuissant face à ces requêtes citoyennes sur la santé ?
En 2022, 92 % des Français estimaient que la santé devait être au cœur des propositions des candidats. Les politiques publiques dans le domaine ont la particularité d’être au plus près de la vie de chacun : incapacité à trouver un rendez-vous, inquiétudes face à des symptômes, accompagnement d’un proche souffrant, soutien à une personne en perte d’autonomie… Les citoyens, et donc les électeurs, en tant que financeur du système de soins à travers les cotisations sociales et patient au sein de ce dernier, sont donc témoins privilégiés des politiques menées dans le domaine. Pourtant, le peu d’engagement pris sur ce sujet dans la campagne laisse présager d’une difficulté à proposer des solutions nouvelles.
Les enjeux sont clairs, et les besoins encore plus prégnants à l’aube d’une vague du vieillissement de la population. Le numérique en santé ou encore les partages de compétences et les initiatives locales en faveur d’une plus grande collaboration entre professionnels de santé sont, par exemple, la preuve que des solutions existent. La prévention porte également en elle des bénéfices certains sur lesquels il faut miser. La santé doit être au cœur de l’action publique dans les mêmes proportions qu’elle est au centre de la vie des citoyens. Il s’agit par contre de s’assurer que les politiques envisagées s’inscrivent dans une stratégie de santé globale qui répond à un enjeu d’équilibriste celui de proposer un système de soins ambitieux à la trajectoire financière soutenable.
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