Comment concilier la tendance à l’hyperspécialisation de la médecine, phénomène qui accompagne les évolutions techniques et scientifiques, avec la satisfaction de nouveaux besoins tels que la prévention ou le suivi des maladies chroniques qui réclament une approche globale et de proximité ?
La question, au cœur d’un récent séminaire de l’Université du changement en médecine (UC2M) est brûlante, tant l’offre de soins « ne répond plus aux besoins de la population », a alerté Gérard Raymond, président de France Assos Santé, en ouverture des discussions. Si l’hyperspécialisation est efficace, une prise en charge globale est également nécessaire.
Parmi les difficultés actuelles, le Pr Patrice Diot, ancien président de la Conférence des doyens de médecine, ne pointe pas seulement le manque de médecins généralistes, pivots de la prise en charge, mais aussi les modalités d’exercice. Les quelque 80 000 généralistes français suivent en moyenne un millier de patients, rappelle-t-il, alors qu’en Allemagne, leurs 55 000 homologues s’appuient chacun sur plusieurs assistants pour soigner beaucoup plus de personnes.
Si l’hyperspécialisation est efficace, une prise en charge globale est également nécessaire
La réforme du 3e cycle dans les choux
L’enjeu relève ainsi d’une nouvelle donne organisationnelle du système de soins, avec notamment la création de nouveaux rapports organisés, plus transversaux, entre soignants. Cette approche est à débuter dès la formation. Le Pr Diot met sur la table l’idée d’un « socle commun » de connaissances dans la formation des médecins, pour répondre aux besoins de base des patients, le tout « sans ajouter d’années d’étude » et suivi d’une « spécialisation n’intervenant qu’en master », précise-t-il.
Ce tronc commun est requis dans de nombreux pays d’Europe ou aux États-Unis avant une spécialisation de trois ans, appuie le Pr Luc Mouthon, président de la Société nationale française de médecine interne (SNFMI). Contrairement à ces pays, où un tronc commun de médecine interne générale est requis avant la spécialisation, l’entrée dans la spécialité est plus directe mais aussi plus précoce en France, ce qui conduit à une « perte de compétences générales », observe l’interniste. La réforme du 3e cycle instaurant les stages libres pour augmenter la transversalité « ne remplit pas sa vocation », ajoute-t-il. Ces stages ont été utilisés pour « conforter des parcours de surspécialité », confirme Guillaume Bailly, ancien président de l’Intersyndicale nationale des internes (Isni).
Selon l’interne en médecine cardiovasculaire, ce socle commun pourrait permettre de combler les « nombreux retards dans la formation », poursuit-il. Et de lister les sujets à intégrer : santé publique et prévention, management et travail en équipes, connaissance du système de santé, etc.
Au-delà de l’enseignement, le remodelage de l’offre de soins pour répondre aux besoins de la population nécessite plusieurs prérequis, estime le Pr Paul Frappé, président du Collège de médecine générale : « définir les rôles et ne plus s’appuyer sur les actes », « développer ce qui est utile dans le pluriprofessionnel », « élargir le recrutement des facultés » notamment vers la ruralité ou encore « adapter les valorisations et les rémunérations » pour faire évoluer les pratiques.
La réforme du 3e cycle instaurant les stages libres pour augmenter la transversalité ne remplit pas sa vocation
Pr Luc Mouthon, président de la Société nationale française de médecine interne (SNFMI)
Les pratiques avancées, une « opportunité »
Prenant l’exemple de la cancérologie, la Pr Frédérique Penault-Llorca, présidente déléguée d’Unicancer, plaide pour la mise en place de « médecins référents » pour coordonner des parcours de soins faisant intervenir plusieurs professionnels (enseignants en activité physique adaptée, nutritionnistes, etc.), mais aussi les aidants. Ces référents doivent avoir un « accès facilité » aux spécialistes, considère-t-elle.
Allant dans le même sens, le Pr Damien Subtil, gynécologue-obstétricien au CHU de Lille et vice-président de la Société française de médecine périnatale, propose de « confier aux hôpitaux la communication entre techniciens » : « Ça devrait être notre boulot de tenir une ligne téléphonique pour répondre aux questions des généralistes ».
Parce qu’elle est amenée à prendre de plus en plus en charge l’aval des urgences, exposant ses praticiens à une grande variété de situations et de pathologies, la médecine interne pourrait aussi servir de modèle. Ce nouveau rôle d’aval des urgences s’accompagne d’un « état d’esprit », détaille le Pr Mouthon ; l’interniste devient un « spécialiste du dialogue complexe » et un « chef d’orchestre des spécialistes autour des patients complexes. »
Le Pr Subtil invite également à s’inspirer de la médecine périnatale qui englobe plusieurs champs professionnels, de la gynécologie-obstétrique à la néonatalogie. Il s’agit, explique-t-il, d’une « conception nouvelle des besoins » qui implique une organisation entre des acteurs complémentaires.
Une partie de la solution pourrait venir des infirmiers en pratique avancée (IPA). Les médecins « doivent accepter de déléguer certains actes », comme c’est le cas des gynécologues avec les sages-femmes, avance la Pr Pernault-Llorca, observant des réticences, alors que « l’opportunité est énorme ».
Gare au nomadisme
Aussi, si le développement des protocoles de coopération et la création des masters en pratiques avancées participent à l’universitarisation de la profession, les cinq filières de spécialisation des IPA « sont pensées et adossées aux spécialités médicales », regrette Tatiana Henriot, IPA en maison de santé et présidente d’une communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS). C’est un « problème », selon elle, alors que la plus-value des infirmières réside dans leurs compétences de l’accompagnement, dans l’« aller vers ». Elle invite à une « réflexion plus large autour des besoins populationnels ». Un équilibre « reste à trouver », estime-t-elle.
La Pr Myriam Edjlali-Goujon, neuroradiologue à l'hôpital Raymond-Poincaré, (Garches, APHP) appuie cette nécessité d’une « vision organisationnelle avec une coordination autour du patient », l’enjeu étant que le patient accède à une expertise quand il en a besoin. Pour illustrer son point de vue, elle expose l’exemple d’un patient atteint de sclérose en plaques, pour lequel le suivi par IRM n’est pas toujours effectué par le même radiologue, ni même dans le même cabinet. Ce nomadisme « affecte la qualité du repérage des nouvelles plaques », regrette-t-elle, soulignant que « ce suivi n’est pas valorisé ».
Émerge ainsi des discussions l’urgence d’organiser les professionnels autour des patients, voire des pathologies. Pour l’heure, les compétences disponibles apparaissent complexes à mobiliser. La mise en réseau des professionnels pourrait favoriser une prise en charge globale, une harmonisation des pratiques et une organisation de la continuité des soins. « Le médecin doit être entouré », conclut le Pr Pierre Marès, gynécologue-obstétricien au CHU de Nîmes, qui apprécie l’idée de « réseaux de santé », où tous les professionnels s'organisent autour du médecin traitant et de la pathologie du patient. Mais deux conditions sont à remplir : que le dispositif soit « adaptatif » et que l’organisation reste « fidèle à un objectif médical et non économique ».
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