Pr Didier Sicard : « La médecine n’est pas prête à être la courroie de transmission entre la vie et la mort »

Publié le 06/10/2023
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Le 25 septembre, le ministre des Relations avec le Parlement, Franck Riester, a annoncé que le projet de loi sur la fin de vie remis au président de la République devrait être débattu au Parlement « l’année prochaine ». Le Pr Didier Sicard, ancien président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), était à Marseille au début du mois dans le cadre de débats sur la médecine du futur et sur la fin de vie

Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

LE QUOTIDIEN : Comment imaginez-vous la médecine du futur ?

Pr DIDIER SICARD : C’est une question difficile. En effet, lorsque j’étais interne, je n’aurais jamais imaginé les bouleversements qui allaient se produire. IRM, génétique, nouvelles thérapies en oncologie et maladies infectieuses… Les progrès ont été fabuleux ! Il y a eu plusieurs révolutions thérapeutiques : les antibiotiques dans les années 1960, les chimiothérapies et les anti-rétroviraux dans les années 1990, puis les immunothérapies… Toutes ces évolutions ont permis de guérir des maladies autrefois incurables. Mais elles ont ralenti. Continuerons-nous sur le même rythme demain ? Les maladies infectieuses et neurodégénératives représentent des défis complexes en termes de recherche. Ce qui est certain, c’est que la technologie a pris une place essentielle au cœur du soin, qui s’exerce désormais en France sous une forte contrainte économique.

Pouvez-vous détailler ces évolutions et leurs principaux effets ?

Si la technologie a permis des progrès incroyables, elle a aussi un effet inquiétant : la culture médicale abandonne l’examen clinique du corps… On commençait nos études par l’anatomie, l’autopsie et les dissections. Ce n’est plus le cas. Le corps est désormais celui de l’imagerie. L’univers technique de la médecine a pris le pouvoir, les médecins eux-mêmes n’ont plus forcément confiance dans leur examen clinique et les malades demandent que leurs symptômes soient transférés sur un scanner, une échographie ou une IRM. Ce n’est pas la technologie qui m’angoisse, je suis fasciné par ces avancées, c’est la confiscation de la relation humaine par la technologie. De plus, depuis la tarification à l’acte introduite en 2005, l’hôpital doit, comme une entreprise, rendre des comptes. Il faut aujourd’hui exercer ce métier sous la pression de chiffres, de marqueurs économiques, qui sont étrangers au soin.

Comment pourrait-on rebâtir une clinique médicale de l’humain ?

Je pense que les jeunes médecins doivent avoir une réflexion dépassant la médecine. C’est fondamental. Il faut s’intéresser à l’anthropologie, à l’art, aux animaux, à la biodiversité. Certaines universités en prennent conscience, comme l’université Paris-Diderot, qui a nommé en faculté de médecine une femme professeure en sciences humaines. Les sciences humaines sont indispensables, comme la coopération entre médecine humaine et vétérinaire. Les deux se regardent en chien de faïence alors qu’elles sont destinées à protéger la vie et tout aussi essentielles l’une que l’autre. Et il y a la tentation d’une recherche et d’une médecine destinées à répondre à des désirs individuels. Jeunes transgenres, mères célibataires en demande d’assistance médicale à la procréation (AMP)… Ces questions méritent d’être étudiées, de façon éclairée et dépassionnée. La médecine est-elle toujours la seule et la meilleure réponse ?

Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui dans notre rapport à la mort ?

Un corps qui souffre, qui agonise, est devenu insupportable pour notre société. Les personnes demandent de façon légitime qu’on abrège les agonies. Mais d’aucuns voudraient en outre que l’on puisse se passer de l’agonie, avec une euthanasie, qui tue en moins de deux minutes, ou une assistance au suicide, qui entraîne la mort en quelques minutes voire plusieurs heures. Je suis troublé par l’abondance des discours sur la mort des autres, celle à laquelle on n’est pas confronté de manière imminente, pour soi-même. Cette approche intellectuelle fait souvent l’impasse sur un fait essentiel, qui est celui de la puissance avec laquelle la vie surgit précisément lorsqu’elle approche de son terme. La mort est le meilleur cadeau qui soit fait à la vie. Près de la mort, la vie est intense, immense.

Que pensez-vous de l’orientation des débats sur la fin de vie ?

C’est une question sociétale et politique qui fait le grand écart entre l’expérience que chacun d’entre nous vivra au moment où la mort approche et le confort de mots d’ordre favorables à l’euthanasie, lorsqu’on est en bonne santé et qu’on réfléchit en fonction des morts que l’on a côtoyés. Ce qui me frappe dans ces discours, c’est l’impasse faite sur cette force de la vie. Comme si la fin de vie devait être simple, comme si vivre sa mort était une forme d’obscénité. Il faudrait passer de la vie à la mort de manière radicale. Mais ce passage a besoin d’être vécu. Nous sommes dans une société du déni de la mort, à l’hôpital comme dans l’espace public. Une des manières d’escamoter la mort, c’est de la provoquer. Mais au fond, il ne s'agit pas d'être pour ou contre, c’est une question individuelle. Je suis croyant, mais je ne pense pas que le message chrétien soit de nature à autoriser ou à interdire l’euthanasie.

Quels peuvent être selon vous la place et le rôle des médecins ?

La médecine a pris une telle importance dans la vie moderne qu’on lui demande aussi d’être celle qui doit mettre fin à la vie. Comme si elle était en demeure de faciliter ce passage. Mais la médecine n’est pas prête à être la courroie de transmission entre la vie et la mort. Jusqu’à la fin des années 1970, donner la mort à l’hôpital était banal, les internes administraient des « cocktails lytiques » aux malades âgés ou atteints de cancer en phase terminale, dans la plus totale impunité. La société acceptait sans se poser de questions. Mais dans les années 1980, les pratiques d’euthanasie clandestine dans les hôpitaux cessent brutalement avec l’émergence d’une réflexion éthique. Au même moment, le sida confronte les médecins à l’agonie de patients jeunes, ce qui est insupportable pour leur entourage qui réclame que leur agonie cesse. La loi du 2 février 2016 (lire encadré) a ouvert de nouveaux droits pour les personnes malades et en fin de vie. Mais elle n’a jamais été une autorisation d’euthanasie déguisée. Une majorité de médecins considèrent que donner la mort n’est pas un acte médical. La médecine se révolte contre une loi qui en ferait un droit opposable.

Comment aborder la question sur le plan législatif ?

La nouvelle loi autorisera certainement le suicide assisté. Quels que soient les termes exacts, elle entérinera une aide à mourir plus facile que la sédation jusqu’à la mort. C’est vrai que la loi actuelle crée des inégalités, entre personnes nanties accédant facilement à une mort médicalement administrée et les autres. Mais cela concerne un nombre très restreint de cas. À partir du moment où une loi autorise l’euthanasie, les nombreuses personnes âgées, handicapées, en déficit cognitif, actuellement protégées par l’interdiction, risquent d’être fragilisées. Cette confrontation à une culture de la mort donnée me paraît grave. L’exception d’euthanasie laissait ouvert le dialogue entre le malade et le médecin, qui pouvait exceptionnellement aboutir à la décision d’accélérer la fin de vie. La nouvelle loi risque de créer des situations ambivalentes et des interprétations très libérales.

Quelles améliorations pourraient-elles être apportées ?

Dans certains cas, lorsqu’un malade le demande, la compassion peut être de l’aider à mourir. L’acharnement thérapeutique est cruel. Il arrive que des médecins soient fascinés par les progrès de la médecine et n’apportent pas la réponse adaptée… Mais une société plus inclusive pour les personnes âgées offrirait un prisme élargi de réflexion. La France est très en retard en soins palliatifs par rapport à ses voisins allemands, anglais ou belges. Depuis leur introduction en France en 1995, les choses ont peu évolué. La médecine française n’a pas la culture palliative, contrairement aux Anglo-Saxons. Lorsque ces services existent, ils sont relégués au fond de l’hôpital. Les soins palliatifs devraient avoir le même prestige que les soins curatifs. Depuis le Covid, on redécouvre paradoxalement ces services où la clinique de l’humain est bien intégrée au soin. Faut-il donc avoir à mourir pour retrouver le sens clinique ?  

La fin de vie dans la loi

Février 2000 : le CCNE rappelle l’importance des soins palliatifs et ouvre la porte à « l’exception d’euthanasie ».

2005 : la loi Leonetti instaure les directives anticipées et interdit « l'obstination déraisonnable ».

Décembre 2012 : dans un rapport, le Pr Sicard ouvre la voie à une « exception d’euthanasie » sans pour autant la légaliser : donner la mort réclamée par la personne serait dépénalisé dans les circonstances jugées adaptées.

Février 2016 : la loi Claeys-Leonetti autorise la sédation profonde et continue pour des patients atteints d’une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme. Les directives anticipées, sauf urgence vitale, deviennent opposables.

Septembre 2022 : le CCNE propose « une aide active à mourir, à certaines conditions strictes », dont la possibilité d’un consentement réellement éclairé et la collégialité de la décision.

Avril 2023 : la Convention citoyenne sur la fin de vie est en faveur d'une ouverture conditionnée de l'aide à mourir.

Propos recueillis par Neijma Lechevallier

Source : Le Quotidien du médecin