LE QUOTIDIEN DU MÉDECIN – Jean-Paul Moatti, qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre avec Patrick Peretti-Watel ?
JEAN-PAUL MOATTI – En tant que président sortant du conseil scientifique de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES), je serai incohérent si je mêlais ma voix à celles qui dénoncent la prévention sous prétexte qu’elle porterait atteinte aux libertés individuelles (ce discours masquant souvent les intérêts des producteurs d’alcool et de tabac ainsi que d’une partie de l’industrie agro-alimentaire) ou qu’elle serait le vecteur d’une médicalisation excessive, voire totalitaire, de notre société (comme le défendent certains chercheurs en sciences sociales). En revanche, avec Patrick Peretti-Watel, qui est l’un des spécialistes de la sociologie des risques, nous sommes bien placés pour pointer des effets pervers potentiels de la prévention, notamment celle qui se concentre sur la modification des comportements individuels. Ces effets pervers peuvent se retourner contre l’efficacité de la prévention elle-même, et involontairement aggraver les inégalités de santé. Nous voulons contribuer à prévenir certains impacts négatifs des actions et des politiques de prévention, dissiper l’illusion dangereuse qu’une maîtrise absolue des risques sanitaires est possible tant pour chaque individu que pour la collectivité, et faire en sorte que les professionnels entament une réflexion sur les limites de leurs méthodes actuelles d’éducation préventive.
Il n’y a jamais eu autant de messages de prévention que ces dernières années dans divers domaines, notamment le cancer, et pourtant vos études montrent un effet « pervers » de ces campagnes, à votre avis, que peut-on proposer de plus efficace dans la prévention qui ne peut être négligée ?
Nos enquêtes fournissent beaucoup d’exemples d’effets inattendus consécutifs à une information préventive trop abondante, ou au contraire trop ciblée. À force de noyer le public sous les risques, l’information peut susciter un fatalisme, un relativisme face aux risques sanitaires : comme ces fumeurs ou ces gros buveurs qui légitiment leur pratique en se référant aux discours sur les pollutions de l’environnement qui elles aussi « leur font courir des risques de cancer ». D’autre part, une information préventive ciblée sur les groupes dits à risque peut alimenter des réactions discriminatoires à l’égard de ceux-ci dans le reste de la population, et alimenter un déni du risque dans ces groupes eux-mêmes. Les campagnes médiatiques antidrogue menées par les autorités britanniques dans les années 1980 dressaient un portrait très stigmatisant des usagers d’héroïne, décrits comme des individus hirsutes, hantant les cages d’escalier des tours HLM de banlieue et obsédés par la came : or la génération qui a grandi avec cette image du « junkie » est celle qui, dans les années 1990, a inquiété les pouvoirs publics par ses usages immodérés d’alcool, de cannabis et d’ecstasy qu’elle considérait comme ne relevant pas de la toxicomanie.
Surtout, nos enquêtes démontrent que des actions préventives inefficaces, en particulier dans les milieux populaires, procèdent du fait que la conduite à risque visée est souvent fonctionnelle pour l’individu, qu’elle permet d’atteindre des buts qu’il s’est fixés, ou de se soustraire à une menace qu’il craint. Par exemple, dans des entretiens approfondis avec des fumeurs en situation de grande précarité reviennent comme un leitmotiv le fait que la cigarette « c’est tout ce qui nous reste » ou qu’elle est un produit de première nécessité car elle seule permet de « tenir le coup » face aux stress d’une vie quotidienne difficile.
Vous lancez un pavé dans la mare en écrivant que la prévention peut aggraver les inégalités de santé, loin des idées communément admises. Sur quels constats vous appuyez-vous ?
La prévention peut aggraver les inégalités de santé de deux façons. Tout d’abord, par un mécanisme de progrès différentiel. Si la prévention améliore l’état de santé global de la population mais si ceux qui, au départ, étaient déjà les mieux lotis, sont ceux qui profitent le plus de ces améliorations, les écarts entre les plus et les moins favorisés augmentent mécaniquement. Les épidémiologistes de l’INSERM ont bien montré que du fait de cet accès différentiel aux gains d’espérance de vie les écarts de mortalité par cancers en fonction de la catégorie sociale se sont creusés, tant pour les hommes que pour les femmes françaises, au cours des 30 dernières années. Nos propres recherches avec l’INPES montrent que le succès indéniable de la lutte contre le tabagisme a aussi eu pour conséquence un accroissement de sa différentiation sociale. Entre 2000 et 2008, la prévalence du tabagisme a significativement reculé chez les cadres et professions intellectuelles supérieures, de 36 à 27 %, alors qu’elle restait quasiment stable chez les ouvriers en emploi (45 à 43 %) et qu’elle augmentait même (44 à 49 %) chez les chômeurs.
LA PRÉVENTION PEUT AGGRAVER LES INÉGALITÉS DE SANTÉ
Ensuite, la prévention peut accroître directement les inégalités. On le voit en matière de nutrition comme de tabac. En 2000, les 10 % de fumeurs les plus pauvres consacraient en moyenne 25 % de leur revenu au tabac, cinq ans plus tard, cette proportion est passée à 31 % : la baisse de la consommation quotidienne de cigarettes observée dans cette catégorie, comme dans les autres, n’a donc pas été suffisante pour compenser les effets négatifs de la hausse du prix du tabac sur le budget de ces ménages. A priori, c’est pour ces fumeurs pauvres que la lutte contre le tabagisme est la plus bénéfique, mais à condition qu’elle soit suffisamment efficace pour leur permettre d’arrêter de fumer. Dans le cas contraire, ce sont eux qui sont le plus pénalisés.
Ces constats ne doivent pas conduire à disqualifier la prévention, mais soulignent la nécessité de ne pas s’en tenir à des campagnes médiatiques générales et de les accompagner de mesures et d’actions de proximité en faveur des milieux plus défavorisés. L’une des recommandations les plus novatrices du nouveau Plan Cancer est justement de « cibler des ressources supplémentaires vers les territoires les plus touchés par le cancer et vers les populations les plus vulnérables et se fixer des objectifs de réduction d’incidence et de mortalité sur les cancers les plus concernés par le facteur inégalités ». Si elle est mise en uvre, et j’ai bon espoir qu’elle le sera sous l’impulsion de l’Institut national du cancer, ce serait une innovation historiquement décisive pour la santé publique en France.
* Seuil, « La République des idées », 106 pages, 10,50 euros.
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