L’association Droits des non-fumeurs (DNF) en a marre de la « tiédeur » des campagnes de prévention. Et, afin de réagir à « l’indifférence désespérante des jeunes » à l’égard des discours antitabac, elle a décidé de frapper fort. Objectif atteint, si l’on en juge par la polémique déjà soulevée par des affiches qui ne sont même pas encore visibles dans la rue. « Les jeunes se montrent insensibles aux arguments santé. Les premières cigarettes sont perçues comme un rite de passage vers l’âge adulte, l’expression d’une forme d’autonomie et d’émancipation, explique l’association, qui a fait appel à l’agence publicitaire BDDP & Fils (récompensée pour sa campagne Fondation Abbé Pierre « Hiver 08 »). Elle a imaginé (gratuitement) une campagne visant à « inverser ce point de vue et à créer la prise de conscience que fumer n’est pas s’affranchir de l’autorité mais est au contraire un signe de soumission et de naïveté : soumission comportementale, psychologique et physique à une drogue addictive qui va contrôler leurs actes, leur corps et même leur coûter cher ».
DNF avance des chiffres, ceux de l’Office français de prévention du tabagisme (datant d’octobre 2009), qui ne peuvent qu’inquiéter : entre 2004 et 2007 puis 2008 et 2009, le taux de fumeurs quotidiens a augmenté de 5 à 8 % à 14 ans, de 8 à 10 % à 15 ans, de 14 à 18 % à 16 ans, de 20 à 22 % à 17 ans et de 24 à 25 % à 18 ans.
Mauvais goût.
Mais la façon dont DNF exprime son inquiétude est loin d’être du goût de tous, en particulier celui des associations féministes, des familles ou de protection de l’enfance, qui ont élevé la voix et réclament purement et simplement l’interdiction de l’affichage. Ni celui de la secrétaire d’État chargée de la famille, Nadine Morano, qui, elle aussi, au titre de « l’outrage public à la pudeur », demande l’interdiction de cette campagne qui compare le tabagisme à un acte sexuel forcé.
Car en effet, sur trois visuels, on voit le visage d’un jeune garçon ou d’une jeune fille, que l’on devine accroupi face à un homme en costume qui lui maintient la tête à la hauteur de son sexe, remplacé par une cigarette. Le jeune, au teint pâle, regarde en haut, d’un air pour le moins interloqué. Simulation sans détours d’une fellation. « Fumer c’est être l’esclave du tabac », dit la légende.
« Cette campagne me choque mais dans le mauvais sens du terme, estime Sarah Sauneron, chargée de mission à l’INPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé) et co-auteur d’une note de veille sur la question du recours aux neurosciences cognitives dans les stratégies de prévention en santé. Le message me paraît extrêmement dogmatique, stigmatisant pour les fumeurs. Le raccourci est vite fait. C’est une chose de vouloir rendre le fait de fumer comme inacceptable mais ce mélange des genres me paraît tout à fait de mauvais goût. D’autant que l’on sait que les campagnes choc fonctionnent mal chez les ados. Alors je pense que cette campagne ne peut qu’être contre-productive, convaincre les convaincus et braquer les fumeurs. Et puis je pense surtout que ce genre de campagnes fortes et chocs devrait être accompagné d’un message. »
C’est ce que pense également le Dr Béatrice Le Maître, qui dirige la consultation d’aide à l’arrêt du tabac au CHRU de Caen. « L’industrie du tabac fait tout pour pousser les jeunes à fumer le plus tôt possible et, d’une certaine façon, on peut considérer cela comme la violation des droits de l’enfant. Donc je comprends ce qu’a voulu dire DNF. Maintenant, je pense que l’association aurait dû proposer une explication, un sous-titre à ce message qui, pris au premier degré, est choquant, il est vrai. Il manque le décodage. »
Il existe cependant une video, disponible sur Internet, réalisée par Yvan Attal, qui, elle, joue sur le thème du « Fumer, c’est servir de décharge aux pires produits toxiques. Ne vous faites pas rouler par la cigarette. » Le ton est bien différent, n’a aucune connotation sexuelle. Mais on en parle moins.
Fumeur, esclave : lien tortueux.
La présidente d’Enfance et Partage, Christiane Ruel s’indigne : « A-t-on pensé à la réaction d’une victime de sévices sexuels face à cette affiche ? ». « Il est certain qu’une personne qui a été victime d’un viol est extrêmement sensible à toute image qui peut lui rappeler ce qu’elle a subi, répond le Dr Gilbert Vila, qui coordonne le centre de victimologie pour mineurs de l’hôpital Trousseau, à Paris. C’est l’effet gâchette. La moindre allusion la renvoie dans ce passé précis, la ramène à un moment de détresse. Alors cette publicité ne peut qu’être choquante pour elle, mais comme toute image de ce genre. »
Maintenant , a-t-on le droit à tout pour défendre une bonne cause ? « Je ne suis pas le baromètre du bon goût et des bonnes murs. Mais il me semble délicat de dire que l’addiction est un viol. Le lien entre le fumeur et l’esclave me semble tortueux. Je crois fondamentalement que l’on est libre de fumer ou pas, tout comme on l’est d’arrêter de fumer ou pas, alors qu’on ne choisit pas d’être violé ou de subir un inceste. Donc cela me paraît un peu insultant, à la fois pour la victime d’une agression sexuelle, qui n’est pas une addiction, et pour le fumeur, qui doit être conscient au contraire que c’est son libre arbitre qui lui permet de commencer et d’arrêter de fumer. D’un côté, on parle d’un acte relevant des Assises, de l’autre d’un comportement légal, celui de fumer. Il me semble qu’il vaudrait mieux, au lieu de montrer les personnes dépendantes comme des esclaves soumis, de les remettre en face de leur humanité et d’exalter le libre arbitre de chacun face aux addictions. On a trop tendance à penser qu’ils sont pieds et poings liés alors que certains parviennent à s’en défaire. Mettons plutôt ces expériences positives en avant. »
Pour le Pr Michel Lejoyeux*, psychiatre à l’hôpital Louis Mourier de Colombes, « cette campagne, indéfendable, vulgaire, maladroite et inappropriée, aura au moins eu le mérite de faire parler d’un problème qui doit être mis en lumière. La pertinence du message est contestable par rapport à la logique de l’addiction mais il traduit la difficulté dans laquelle se trouve le discours de santé publique sur l’addiction, qui me paraît un peu aux abois. Alors c’est peut-être un mal pour un bien, finalement. Cette campagne, dont nous allons tous dire du mal, aura eu le mérite de nous faire parler d’une urgence sanitaire, grande oubliée de la santé publique. Si l’on pouvait déployer la même énergie sur le nombre de morts induites par l’addiction, qui n’est abordée qu’à l’occasion d’un dérapage médiatique, ce serait positif. »
La campagne doit s’étaler dans la presse et certains lieux publics jusqu’au 31 mai. Interdite ou pas, elle risque de faire couler encore beaucoup d’encre.
› AUDREY BUSSIÈRE
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