Pas facile aujourd’hui de porter des mesures sanitaires devant l’Assemblée nationale et le Sénat, surtout quand de gros intérêts sont en jeu. Ces dernières semaines, Marisol Touraine l'a appris à ses dépens sur l’alcool, pendant qu'elle peinait à convaincre sur le paquet de cigarettes neutre. 25 ans après la loi Evin, les élus qui défendent la santé publique au Parlement ne sont pas toujours très audibles… Ces hérauts auraient-ils perdu de la voix ? À commencer par les élus médecins ?
On n’a jamais autant entendu Michèle Delaunay à l’Assemblée que depuis qu’elle n’est plus ministre… Très engagée sur la question du tabac, la députée a défendu bec et ongles plusieurs mesures dans ce domaine avec plus ou moins de réussite et, vendredi dernier, à l’occasion des 25 ans de la loi Evin (voir entretien avec l'ancien ministre de la Sanré), elle réclamait encore qu’une commission parlementaire enquête sur les pratiques du lobby du tabac au Parlement. Il faut dire qu’avec le projet de loi de santé les mesures de santé publique ont tenu le haut de l’affiche ces derniers mois à l’Assemblée et au Sénat et ont nécessité de donner de la voix.
Et pour cause… Certaines des mesures les plus emblématiques sont loin d’avoir fait l’unanimité auprès des parlementaires. Ainsi sur la politique de lutte contre le tabac. Si l’augmentation du prix n’est pas été retenue, au grand dam de l’ex-ministre, la mesure sur le paquet de cigarettes neutre, chère à Marisol Touraine a finalement été adoptée in extremis, pour deux petites voix de plus. Malgré tout, ses opposants, très farouches, ne désarment pas. Ainsi, dans les recours des députés et des sénateurs de l’opposition auprès du Conseil Constitutionnel contre la loi de santé, le paquet neutre figure en bonne place dans les arguments d’anticonstitutionnalité. Arguant une « violation du droit de propriété », ils attaquent aussi l’absence d’étude d’impact et avancent l’argument selon lequel une telle mesure pourrait favoriser la contrefaçon.
Si, sur cette mesure, les défenseurs de la santé publique ont néanmoins eu gain de cause, ils ont, dans le même temps, essuyé un revers cinglant sur la loi Evin. L’offensive des alcooliers a démarré au printemps dernier, là où on ne s’y attendait pas : au Sénat et dans le cadre de la loi Macron. L’amendement du sénateur César prévoyait d’assouplir les règles de la pub sur l’alcool au prétexte de permettre la promotion de l’œnotourisme. Au grand dam de Marisol Touraine et de Catherine Lemorton, montée ensuite au créneau à l’Assemblée contre cet ajout scélérat. Mais en vain, puisqu’il fut voté assez largement à l’Assemblée et à une écrasante majorité au Sénat.
L’affaire aurait néanmoins pu en rester là, puisque l’amendement se voyait retoquer par le conseil constitutionnel durant l’été. C’était sans compter sur la détermination des amis du secteur viticole qui relançaient l’offensive, cette fois dans le cadre de la loi de santé comme prévu initialement. Un vrai camouflet pour la ministre de la Santé, furieuse, pendant que son collègue Macron assurait que cet assouplissement « ne contrevenait pas à des objectifs de santé publique »… D’autres exemples qui ont fait moins de bruit, comme celui de l’introduction d’un « seuil de tolérance » au bisphénol A dans les jouets, semblent démontrer qu’aujourd’hui plus que jamais il est bien difficile de défendre et de mettre en place des mesures fortes en matière de santé publique au Parlement.
Divergence d’intérêts
Le rejet est parfois massif. En septembre, seul six sénateurs PS votaient pour le paquet neutre ; et, fin novembre, ils n’étaient que 32 députés à s’opposer à l’assouplissement de la loi Evin, cinq seulement ayant pris la parole pour soutenir Catherine Lemorton contre cet amendement. Aux arguments d’intérêt supérieur de santé publique se confrontent souvent d’autres plus économiques. « Depuis plus de 50 ans on œuvre pour la santé relativement aux intérêts commerciaux pour la viticulture et financiers pour le tabac », explique Michèle Delaunay. « Il faut permettre à certaines régions, et aux emplois qui vont avec, de défendre leurs intérêts, de faire la promotion de ce qu’on appelle en effet l’œnotourisme », expliquait pour sa part Emmanuel Macron fin novembre.
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La modification de la loi Evin ne bénéficie pas aux viticulteurs, mais aux grands groupes
Yves BUR, ancien député du Bas-Rhin
Et c’est aussi dans ces situations-là qu’on voit apparaître de façon plus visible des lobbies qui, en France, se dissimulent volontiers. Derrière les buralistes et les viticulteurs se cachent parfois les intérêts de bien plus gros poissons. « La vérité c’est que la modification de la loi Evin ne bénéficie pas aux viticulteurs mais aux grands groupes. La possibilité de faire de la pub sur internet pour l’alcool, ce ne sont pas les petits négociants en vin qui sont concernés mais Moët, Hennessy ou Ricard », souligne l’ancien député alsacien, ex-président de l’Alliance contre le tabac Yves Bur. Idem sur le tabac : « Les protestations des buralistes sont très alimentées par les industries du tabac », note Gérard Bapt, député de Haute-Garonne. En effet, les multinationales, Big Tobacco, Japan Tobacco, Imperial Tobacco, Philip Morris et British American Tobacco ont aussi été reçus officiellement sur le sujet paquet neutre.
Les lobbies s’invitent sur les bancs
Au plus fort des débats, la pression se fait plus insistante et plus visible. Certains députés sont ciblés, notamment ceux qu’il est possible de faire changer d’avis : « Je suis un mauvais exemple, je suis celle qui a une croix rouge », explique ainsi Michèle Delaunay. Catherine Lemorton pose régulièrement en photo avec les cadeaux reçus par les lobbies pour mieux les dénoncer. Amendements à déposer, éléments de langage, les lobbies s’invitent jusque dans les débats parlementaires. « Le plus caricatural a été le débat sur le paquet neutre au Sénat où les arguments des buralistes et des cigarettiers ont été répétés en boucle mot pour mot », raconte le Dr Delaunay, nouvelle présidente de l’Alliance contre le tabac. En avril dernier, Yves Bur taclait sévèrement ses anciens collègues UMP, leur reprochant de ne porter « que des amendements rédigés par la Confédération des buralistes, repris en copier-coller sans aucun discernement ». Lors de la réception des différents groupes d’influence les argumentaires sont parfois assez fantaisistes. « Ils nous disent “Vous ne vous rendez pas compte ! Le commerce illicite du tabac, ce sont des djihadistes qui vendent à des enfants ! ”, des choses complètement aberrantes », confie Michèle Delaunay.[[asset:image:8721 {"mode":"small","align":"right","field_asset_image_copyright":["VOISIN\/PHANIE"],"field_asset_image_description":[]}]]
Je me sens trop isolée dans l’insistance à m’exprimer
Michèle DELAUNAY, députée de Gironde et présidente d’Alliance contre le tabac
Face à ces pratiques, certains députés ont tenté à plusieurs reprises de tirer la sonnette d’alarme et de riposter. Le 9 novembre, 63 parlementaires PS et écologistes ont signé une tribune dans l’Obs pour défendre le paquet neutre. Le même jour, le socialiste Bruno Le Roux dénonçait lui aussi des « méthodes de lobbying obscures » sur le tabac à l’Assemblée. Le lendemain, Catherine Lemorton reprochait pourtant au même, chef de file des députés PS, de lui mettre des bâtons dans les roues : « La tête du groupe me savonne la planche et même Manuel m’a un peu savonné la planche », se plaint-elle sur LCP avec son franc-parler habituel, reprochant au premier de faire entrer en commission des Affaires sociales des députés favorables à un assouplissement de la loi Evin avec la bénédiction du Premier ministre…
Même si certaines voix s’élèvent pour défendre la santé publique, le combat ressemble parfois à celui de David contre Goliath. Le rapport de force n’est pourtant pas nouveau.
« Quand j’étais député et que j’essayais de faire interdire les distributeurs de nourriture dans les écoles, j’ai affronté plein de lobbies. Dans mon département, il y a une grande usine Mars, mais on ne veut pas se soucier de ça », se souvient Yves Bur.
La négociation est permanente. Quelle que soit leur couleur, certains députés ou sénateurs sont des porte-parole notoires de la santé publique, mais leur nombre et leur influence varie selon les époques. « Ce sont toujours les mêmes, il ne faut pas se faire d’illusion et s’ils prennent leur retraite comme Yves Bur, eh bien, c’est une voix en moins », analyse Gérard Bapt. « Il y a des gens engagés sur la santé, à droite comme à gauche. Roselyne Bachelot notamment aurait bien aimé faire une loi sur le tabac mais elle n’a pas pu. Ceux qui sont engagés dans la santé, le sont au-dessus même des engagements partisans. Je ne me sens pas seule parce que je sais qu’il y en a beaucoup, mais ils ne s’expriment pas suffisamment. Je me sens trop isolée dans l’insistance à m’exprimer. Ce dont a souffert la lutte contre le tabagisme c’est qu’elle a été très fluctuante. Il y a eu des périodes avec des gens volontaires comme Jacques Chirac, Simone Veil ou Claude Evin. Il y a eu des moments forts et d’autres où l’on oublie tout », raconte Michèle Delaunay. Dans le même temps les lobbies se font, à l’occasion, plus violents, à mesure que la menace se fait plus pressante. « J’ai le sentiment que, plus les données médicales confirment la multiplicité des risques sanitaires, plus les parlementaires se mobilisent et plus le lobbying redouble », note Yves Bur.
Des considérations électorales
Évidemment le comportement des députés face aux mesures de santé publique ne peut pas totalement être détaché du réflexe partisan. Yves Bur a souvent reproché à son camp de manquer de courage politique : « Je regrette de constater que, du côté de la droite et du centre, ils abandonnent ce terrain. Je n’arrive pas à comprendre mes collègues médecins ». Mais la motivation principale est plus électoraliste : « L’objectif de santé publique ne paie rien par rapport aux préoccupations électorales, et ça, c’est instrumentalisé par les lobbies. Dans la loi Evin, derrière chaque bouteille de vin, il y a un électeur. Ils manipulent la défense du terroir au profit d’intérêts financiers », explique Yves Bur. « Ceux qui militent en faveur de la santé publique ne pèsent rien dans l’élection d’un député dans sa circonscription. Les lobbies sont les plus forts quand il y a des relais dans l’électorat et les associations de santé publique n’interviennent pas à ce niveau-là, plus local », ajoute Claude Evin.
Économie vs santé
Gérard BAPT, député de Haute-GaronneIl faut parfois trouver des compromis entre le souhaitable et le possible
Le mode de scrutin organisé au niveau territorial rend logique la préférence donnée aux députés pour les préoccupations locales, économiques particulièrement. Au moment du vote sur l’assouplissement de la loi Evin dans la loi de Santé étaient surtout présents les députés de régions viticoles, d’ailleurs 9 élus professionnels de santé ont voté pour (4 contre et 26 abstentions). Des préoccupations locales qu’il est parfois difficile de considérer irrecevables : « Quand un député vient me voir sur l’aspartame pour me dire : “dans ma circonscription il y a la seule entreprise en France qui en fabrique, elle représente 400 emplois et ils ne font que ça”, il ne répond pas à un lobby mais à une situation économique à un moment donné », explique Gérard Bapt. Et quand la situation économique et sociale est particulièrement tendue comme aujourd’hui, il est plus difficile d’ignorer ces arguments. « Le meilleur exemple, c’est quand même l’industrie automobile par rapport à la pollution aux particules fines. On y va doucement. L’intérêt public serait de dire : à partir de 2017 on ne vend plus de gazole, plus que de l’hybride ou de l’électrique, mais ce n’est pas possible. Il faut trouver des compromis entre le souhaitable et le possible », ajoute-t-il.[[asset:image:8726 {"mode":"small","align":"left","field_asset_image_copyright":["DR"],"field_asset_image_description":[]}]]
Malgré tout l’argument économique a parfois bon dos et relève davantage du réflexe pavlovien. Quelle que soit la motivation, les défenseurs de la santé publique arguent que faire primer l’économique sur la santé est un mauvais calcul à long terme. « Sur les seuls dégâts sanitaires, le tabac, c’est 45 milliards, trois fois plus que les bénéfices (14 milliards) et, si on ajoute les dégâts sociaux, c’est 120 milliards. Donc les bénéfices de la prévention sont bien plus grands que la privation des recettes », analyse Michèle Delaunay.
Pour la santé publique au Parlement, tout est donc affaire de négociations, particulièrement en temps de crise économique et de défiance envers les politiques. Et les députés ne peuvent vraiment pas se permettre d’être aussi radicaux et incorruptibles qu’Yves Bur : « C’est sûr qu’à long terme, il faudra que les buralistes fassent autre chose. L’intérêt de santé publique n’est pas forcément celui du secteur ». Reste que la meilleure chance de faire passer ces mesures est sans doute encore l’échelon national puisque les instances européennes semblent encore plus gangrenées par le lobbying. « Quand on a parlé du tabac au parlement européen, Philip Morris a envoyé 160 lobbyistes », se souvient Yves Bur. Le bras de fer national a encore de beaux jours devant lui…