LE QUOTIDIEN - Peut-on parler d’alcoolisme féminin ?
Dr PHILIPPE BATEL - En préalable, je dirai que le terme d’alcoolisme est aujourd’hui abandonné ; on préfère parler de troubles de l’alcoolisation, dont le niveau et les conséquences varient surtout selon la quantité d’alcool consommée. Le premier niveau de mésusage est épidémiologique ; il est représenté par l’usage à risque, qui signifie que la consommation d’alcool du sujet l’expose qualitativement ou quantitativement au risque de dommages, sans pour autant les avoir déjà développés. Le deuxième niveau est l’usage nocif : chez la personne considérée, la consommation d’alcool a d’ores et déjà un retentissement s’exprimant par des dommages somatiques, relationnels ou sociaux. Le troisième niveau est l’alcoolodépendance, qui traduit la sujétion de l’intéressé à l’ingestion de boissons alcooliques : le sujet ne peut plus contrôler sa consommation afin qu’elle n’entraîne plus de dommages.
Pour revenir à notre sujet, les femmes peuvent être alcoolodépendantes tout comme les hommes, mais, le plus souvent, elles ont plutôt un usage nocif d’alcool. De plus, les données épidémiologiques montrent que les problèmes d’alcoolisation sont trois fois moins fréquents chez les femmes que chez les hommes.
Cela conduit à penser que l’alcoolisation féminine s’inscrit dans un contexte différent de celui qui prévaut chez les hommes. Qu’en est-il exactement ?
Effectivement, alors que, chez l’homme, l’alcoolisation a souvent un caractère social, du moins à l’origine, chez la femme, elle a plus volontiers un caractère solitaire, car elle est généralement sous-tendue par un trouble anxio-dépressif. La femme qui « boit » a, en fait, un profil particulier qui est celui décrit dans nombre de films américains, même s’il n’est pas une exclusivité des femmes américaines : il s’agit d’une femme mariée d’âge moyen, bien insérée dans la société, mais dont le mari rentre régulièrement très tard pour des raisons qui ne sont pas toujours claires. De plus, cette femme arrive à un âge où l’image qu’elle a d’elle-même n’est plus aussi satisfaisante qu’auparavant sur le plan narcissique. Elle éprouve donc un sentiment d’abandon et d’inutilité qui est souvent majoré par le fait que les enfants ont récemment pris leur envol. Ainsi, alors que, chez l’homme, les troubles dépressifs sont généralement la conséquence de l’alcoolisation, chez la femme, c’est l’inverse : l’abus d’alcool est le plus souvent secondaire à l’installation d’un état anxio-dépressif.
Il faut ajouter un autre élément aggravant, qui est que l’entourage d’une femme qui a des difficultés liées à l’alcool se montre beaucoup moins tolérant à son égard qu’il ne le serait vis-à-vis d’un homme ; cela s’inscrit d’ailleurs dans un contexte sociétal plus général : « un homme qui boit est un bon vivant, une femme qui boit est une pocharde ! ».
Les conséquences médicales de l’abus d’alcool sont-elles les mêmes chez la femme que chez l’homme ?
Non, car c’est là une autre spécificité féminine : pour un même niveau de consommation d’alcool, les dommages somatiques et psychiques sont plus importants que chez l’homme. En d’autres termes, les femmes sont beaucoup plus vulnérables que les hommes vis-à-vis de l’alcool ; de fait, elles développent des pathologies hépatiques pour des consommations d’alcool deux à trois fois moins élevées. Il semblerait que cette vulnérabilité particulière soit liée à une moindre efficacité des systèmes enzymatiques ayant pour fonction de dégrader l’alcool au niveau du foie.
La contrepartie de cette vulnérabilité accrue est toutefois que l’arrêt de la consommation d’alcool est très rapidement suivi d’effets bénéfiques. Lorsqu’elle parvient à cesser de boire, même une femme sévèrement alcoolodépendante récupère très vite.
Les femmes ont-elles autant de réticences que les hommes à déclarer leur propension à boire ?
À l’hôpital Beaujon, nous prenons annuellement en charge autant de femmes que d’hommes et ce, bien que, comme je l’ai dit, l’incidence des pathologies liées à l’alcool soit beaucoup plus élevée chez ces derniers, ce qui porte à penser que les femmes viennent plus facilement consulter. Il semblerait, en fait, qu’elles soient moins dans le déni que les hommes, qui, souvent, estiment boire « normalement » alors que leur consommation d’alcool est clairement inappropriée.
Cela s’explique peut-être par le fait que les femmes sont plus sensibles que les hommes au retentissement néfaste qu’a l’alcool sur leur apparence physique. De plus, leur sentiment de culpabilité, joint aux difficultés que leur comportement vis-à-vis de l’alcool leur occasionne avec leurs proches, les incite probablement à chercher une issue à leur problème.
* Unité de traitement ambulatoire des maladies addictives, hôpital Beaujon, Clichy.
Bibliographie :
Philippe Batel. Pour en finir avec l’alcoolisme. Réalités scientifiques contre idées reçues. La Découverte/Inserm, Paris. Grand Prix du Medec 2007.
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