Le silence dans lequel le cancer de François Mitterrand était relégué semble appartenir à des temps anciens. En 2023, l'ancien Premier ministre Édouard Philippe a expliqué face caméra souffrir de deux maladies auto-immunes, l'alopécie et le vitiligo. Le patron de Publicis Arthur Sadoun a, lui, diffusé à ses 96 000 collaborateurs un message vidéo personnel où il évoque son cancer des amygdales lié au papillomavirus, avant de lancer depuis le forum de Davos, l'initiative Working with cancer pour lutter contre la stigmatisation au travail.
Les blouses blanches elles-mêmes tombent le masque. C'est ainsi que la Pr Claire Mounier-Vehier, cardiologue, a fait état de son opération du cancer du sein sur les réseaux sociaux, tout en appelant les femmes à se faire dépister.
« Le mot cancer est davantage assumé dans l'espace public ; on parle de moins en moins de "maladie longue et douloureuse" », observe le Pr Steven Le Gouill, directeur de l’Ensemble hospitalier de l’Institut Curie, citant en exemple le cancer digestif de Bernard Tapie ou celui du poumon de Florent Pagny.
La santé mentale n'est pas en reste. La mise en musique des pensées suicidaires du chanteur Stromae a été saluée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et par les professionnels du programme Papageno. L'humoriste Panayotis Pascot a été estampillé « révélation » de la rentrée littéraire avec La prochaine fois que tu mordras la poussière, autofiction où il évoque ses épisodes dépressifs et insomniaques.
La place de la maladie dans l'espace public a indubitablement changé. D'indicible, elle est devenue dicible. D'intime et cachée, elle s'expose en toute lumière. Est-ce pour autant la fin du tabou ? Le signe d'un autre regard de la société sur la maladie ?
Désir d'extimité
Le phénomène qui s'accélère depuis les années 1970-1980 s'explique d'abord par l'évolution des pronostics des maladies. Les pathologies aiguës (cancer, VIH) sont devenues des affections chroniques et ne signifient plus une condamnation à mort imminente.
Jouent aussi la libération de la parole des patients et le rôle grandissant des associations. « Après un XIXe siècle où la médecine a rendu patients les patients, il y eut un retour de balancier au XXe siècle, et les malades ont revendiqué le pouvoir de leur expérience », observe le professeur d'histoire et de philosophie des sciences Alexandre Klein. À la pointe de ces combats, figure bien sûr Act Up, qui a rendu les séropositifs acteurs de leurs traitements. À partir des années 1990, les Mad Pride, ces marches des fiertés pour la santé mentale, se développent outre-Atlantique (il faut attendre 2014 pour que la première voit le jour à Paris), pour battre en brèche la honte qui pèse sur les troubles psys.
Dans cette médiatisation de la maladie, le psychiatre Serge Tisseron lit la manifestation d'un désir d'extimité, notion qu'il a théorisée en 2001 (1). « Depuis l'avènement de la télévision, s'observe une volonté de confier sa maladie à des inconnus et de les prendre à témoin ; cela permet de faire l'économie des réactions angoissées des proches et de s'attirer des marques de sympathie, analyse-t-il. Annoncer un cancer du pancréas en famille, c'est prendre le risque de voir tout le monde pleurer ; sur internet, on reçoit des messages de soutien ».
Les réseaux sociaux ont précipité le phénomène : « Internet offre la possibilité de prendre la parole d'abord sous anonymat. C'est une façon de roder son discours, de trouver sa manière personnelle de parler de sa maladie, en dehors des formules creuses et des phrases toutes faites », explique-t-il.
Des bénéfices individuels et collectifs
Cette publicisation de la maladie libère du poids du stigmate, à l'échelle individuelle comme au niveau de la société tout entière. « C'est en voyant le basketteur américain Magic Johnson parler de sa séropositivité et des effets positifs des traitements à la télévision en 1997 que j'ai retrouvé de l'espoir. Il donnait les mêmes informations que celles que mon médecin m'avait transmises trois mois auparavant, mais c'est lui que j'ai cru. Cela m'a donné la force de témoigner dans mon cercle proche, et de dire que ça n'arrive pas qu'aux autres », explique au Quotidien la directrice générale du Sidaction, Florence Thune.
Elle-même a pris publiquement la parole dans les médias en 2007. « Je voulais dire aux personnes qui découvrent leur séropositivité, que non, elles ne vont pas mourir ». La médiatisation permet ainsi de lutter contre les idées fausses, d'informer sur certaines pathologies moins connues, ou encore, de rompre l'isolement de ceux qui vivent leur maladie comme une honte, considère Florence Thune.
« De telles prises de parole publiques donnent une voix à ceux qui n'en ont pas et font entendre des souffrances restées longtemps silencieuses », corrobore Alexandre Klein, citant en exemple les femmes sujettes à l'endométriose. « Loin d'enfermer les gens dans la pathologie, les regroupements de patients visent à montrer la dignité de la personne dans son entièreté », poursuit-il.
Quant à la personnalité médiatique qui s'adonne à une telle révélation, elle évite ainsi « les abcès ou furoncles que peut engendrer un secret », selon Serge Tisseron. « Taire une maladie, c'est prendre le risque que quelqu'un la découvre et s'en ouvre à n'importe qui. En parler, c'est se faire l'agent du discours produit sur elle, à défaut de pouvoir contrôler la maladie elle-même. C'est un bénéfice à la fois pour l'estime de soi et sa vie sociale », poursuit-il. Surtout lorsque la pathologie est manifeste, comme c'est le cas pour Édouard Philippe, par exemple. « Beaucoup de personnalités le disent parce que cela se voit, physiquement ou dans l'agenda ; vouloir le cacher laisse place au fantasme ou oblige à sortir de l'espace public », abonde le Pr Steven Le Gouill.
Enfin, au niveau sociétal, le phénomène a le mérite de réintroduire le négatif dans la vie sociale. « Notre société a trop voulu occulter la maladie et la mort derrière des images idéales », juge le psychiatre Serge Tisseron.
Un vécu individuel de la maladie
Reste que rendre publique sa maladie n'est pas à la portée de tous. « Je suis femme hétérosexuelle, blanche, directrice générale, et ne vis pas d'autres discriminations : c'est plus facile de témoigner pour moi que pour d'autres », reconnaît Florence Thune. De plus, certaines maladies sont plus faciles à déclarer que d'autres. « À la différence d'un cancer du sein, très médiatisé, c'est plus délicat de révéler un cancer de mauvais pronostic ou lié à des habitudes de vie (tabac, alcool), ou encore touchant l'intimité, comme celui des testicules chez les adolescents », observe le Pr Le Gouill.
Malgré des avancées dans le champ de la santé mentale (terme qui a le mérite d'ouvrir la focale, par rapport à la discipline psychiatrique), certaines psychoses restent encore frappées du sceau du tabou. C'est le cas, selon Alexandre Klein, de la schizophrénie ou des troubles bipolaires. « L'association entre pathologies psychiatriques, folie et dangerosité persiste, comme on le voit après un attentat ou un crime », regrette-t-il, rappelant que ces patients sont beaucoup plus victimes qu'auteurs de violences. Même dans le champ du cancer ou du VIH, les idées fausses ont la vie dure : plus de la moitié des 15-24 ans (53 %) pensent que le virus peut se transmettre lors de rapports sexuels avec un partenaire séropositif sous traitement, voire en embrassant une personne séropositive pour 17 % d'entre eux, selon un sondage Sidaction de 2023.
Par ailleurs, la représentation ultra-positive du « battant » ou du « survivant », à la limite de l'héroïsation, peut entrer en dissonance avec des vécus personnels. C'est notamment le cas dans le milieu professionnel. « Les patients demandent souvent : "est-ce que je peux travailler ?". La réponse est éminemment individuelle : cela dépend des traitements, du métier, du milieu social, du rapport à la maladie qu'on entretient », explique le Pr Le Gouill. Et de rappeler l'importance des soins de support, notamment des psychologues qui peuvent aider à considérer l'individu dans ses multiples dimensions, au-delà du cancer. « On peut craindre un effet d'entraînement : des patients qui vont se lancer dans des annonces qu'ils ne peuvent assumer et qui se retrouveront dans des situations difficiles pour eux », pointe aussi le Dr Tisseron.
Florence Thune s'agace d'un positivisme à tous crins à l'anglo-saxonne : « On peut avoir des baisses de moral. » Pour éviter ces écueils, elle préconise de se garder des généralités lors des témoignages. « Les biais arrivent quand on se met à dire nous. On a tous un vécu différent de la maladie, il faut préciser d'où l'on parle, depuis quel contexte », estime-t-elle.
Si au niveau sociétal, la maladie est mieux acceptée, dans le pli des expériences singulières se nichent toujours des marques de stigmatisation. « Il n'y a pas une conférence où au moins une personne ne me confie ses difficultés à briser le silence », rapporte Florence Thune. « Une généraliste m'interpellait : "Vous vous rendez compte si mes patients l'apprennent" », se souvient-elle.
La présidente de Sidaction elle-même n'est pas à l'abri d'attitudes discriminatoires et blessantes, fondées sur des préjugés. C'est ainsi qu'à l'occasion d'un rendez-vous en anesthésie, une professionnelle de santé l'a fait passer en dernier. « Avec ce que vous avez ».
(1) S. Tisseron, L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001, réédition Hachette Littératures, 2002.
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