Comment améliorer l’efficacité de l’immunothérapie en oncologie ? La piste des anticorps bispécifiques est une nouvelle approche très sérieusement explorée par des équipes de recherche à l’université Johns Hopkins, comme le rapporte le groupe Science qui a publié simultanément trois études dans « Science » (1), « Science Translational Medicine » (2) et « Science Immunology » (3).
Ces anticorps, capables de se lier en même temps aux antigènes tumoraux et aux cellules T, ont montré leur potentiel dans différents modèles expérimentaux cellulaires et animaux, y compris pour deux cibles en cancérologie jusque-là inaccessibles. Les anticorps ont permis d’éliminer efficacement les cellules cancéreuses sans altérer les saines.
« Les immunothérapies basées sur les protéines offrent la possibilité de générer des immunothérapies "prêtes à l’emploi" contrairement à l’approche hautement personnalisée des thérapies cellulaires », souligne ainsi dans un éditorial Jon Weidanz, du Collège en innovation en santé à l’université du Texas (4), faisant référence notamment aux CAR-T cells.
Réactiver le gène suppresseur de tumeurs TP53
Dans « Science », l’équipe d’Emily Han-Chung Hsiue s’est attaquée au gène suppresseur de tumeurs le plus fréquemment touché par des mutations, le TP53. Alors qu’il est inactivé dans la grande majorité des cancers, il n’existe encore aucun médicament contre ces gènes mutants. « Les thérapies ciblées, comme le trastuzumab et l’imatinib, ont révolutionné le traitement des cancers, rappellent les auteurs. Tous ces médicaments utilisés largement en clinique ciblent des oncogènes plutôt que des suppresseurs de gènes. […] En effet, les protéines codées par les gènes suppresseurs de tumeurs sont déjà inactivées et la réactivation est extrêmement complexe, voire impossible ».
Les chercheurs de Baltimore ont réussi à mettre au point un anticorps bispécifique capable de réactiver le TP53. Pour cela, les scientifiques ont d’abord identifié un fragment de la protéine à l’origine de la mutation la plus fréquente (R175H) et ont décrit la façon dont il était présenté aux cellules T. Puis ils ont développé un anticorps capable de le reconnaître sans se lier aux protéines p53 sauvages des cellules saines. La dernière étape a consisté alors à le convertir en anticorps bispécifique, capable de s’attacher également aux cellules T. Dans un modèle murin de myélome multiple, cet anticorps a stimulé les cellules T effectives de sorte d’éliminer les cellules cancéreuses exprimant la protéine p53 mutée, ce qui s’est traduit par une régression tumorale. De plus, en culture cellulaire humaine, ces anticorps ont pu activer les cellules T même à de faibles niveaux d’expression des néoantigènes à la surface cellulaire.
Dans des hémopathies
La deuxième étude dans « Science Translational Medicine » s’est intéressée aux cellules T malignes à l’origine de leucémies et de lymphomes. L’objectif est de les éradiquer sans altérer les cellules T saines et d’arriver à renouveler la prouesse déjà réalisée par les CAR-T cells. Car si les traitements ciblant largement les antigènes des cellules B sont très efficaces et bien tolérés en éliminant celles qui sont à la fois cancéreuses et saines, la situation est très différente pour les cellules T : leur élimination entraînerait une immunodépression dangereuse. Comme pour les CAR-T cells, l’idée est de rediriger les cellules T saines contre celles exprimant l’antigène tumoral mais ici à l’aide d’anticorps bispécifiques.
Pour cela, l’équipe coordonnée par Suman Paul a étudié les récepteurs des cellules T (TCR), et plus précisément la chaîne bêta, en partant de l’hypothèse que ce serait là un moyen de cibler sélectivement les cellules T malignes sans dommage collatéral pour celles qui sont saines. « Chaque cellule T, normale ou maligne, exprime une chaîne bêta unique pour le TCR, générée à partir d’une des 30 familles de chaînes bêta des TCR (TRBV1 à TRBV30) », décrivent les auteurs. Si un anticorps bispécifique ciblait un seul membre de la famille TRBV exprimé par les cellules tumorales, cela permettrait « de préserver les cellules T saines qui expriment n’importe lequel des 29 autres possibles membres de la famille TRBV », expliquent-ils.
Parmi les 30 chaînes bêta, les scientifiques en ont sélectionné deux d’intérêt, TRBV5-5 et TRBV12, et ont testé avec succès les anticorps bispécifiques in vitro, en culture de cellules humaines et dans un modèle murin de cancers à cellules T. « Cette approche est sélective des cellules T malignes tout en préservant suffisamment les cellules T saines pour maintenir l’immunité cellulaire », avancent-ils.
Déceler les protéines RAS mutantes
Quant à la troisième étude dans « Science Immunology », elle s’est penchée sur des cancers dont les cellules expriment à leur surface un très faible niveau de protéines mutantes oncogènes, les protéines RAS. Si cette cible est considérée en oncologie comme très prometteuse, elle est limitée par le fait que ces protéines sont exprimées à de très faibles niveaux, les rendant très difficiles à détecter malgré leur ubiquité dans de nombreux cancers. L’équipe de Jacqueline Douglass a relevé le défi en utilisant une méthode dite « phage display » pour identifier des anticorps spécifiques des mutants RAS dans une base d’anticorps humains.
Les chercheurs ont ainsi développé des anticorps dits « MANAbodies » (pour
Mutation-Associated Neoantigen-Directed Antibodies, ou anticorps dirigés contre les néoantigènes associés aux mutations). Ces MANAbodies ont été greffés sur des anticorps bispécifiques optimisés pour les cellules T. En les testant dans des cultures de cellules de cancers pancréatiques et pulmonaires, les scientifiques ont confirmé qu’ils étaient capables de reconnaître et de supprimer les cellules malignes exprimant très faiblement les protéines RAS, sans toucher à la protéine sauvage ou à d’autres portant des mutations différentes.
Pour l’éditorialiste spécialiste des innovations en santé, « la beauté des protéines bispécifiques est que vous pouvez les produire et les commercialiser comme une immunothérapie. Si un cancer exprime la cible néoantigénique, le patient peut être traité immédiatement. C’est toujours une médecine personnalisée, mais qui ne requiert pas de fabriquer des cellules T ».
Néanmoins, lors du passage aux essais cliniques, cette approche aura à surmonter plusieurs obstacles, notamment un prévisible : la courte demi-vie de ces petits anticorps. Selon Jon Weidanz, il sera vraisemblablement nécessaire de les administrer en continu par pompe implantable ou d’utiliser d’autres méthodes pour prolonger la persistance du médicament dans
le sang.
(1) E. Han-Chung Hsiue et al. mars 2021, Science. DOI: 10.1126/science.abc8697
(2) S. Paul et al. mars 2021, Sci.Transl. Med. DOI: 10.1126/scitranslmed.abd3595
(3) J. Douglass et al. mars 2021, Sci. Immunol. DOI: 10.1126/sciimmunol.abd5515
(4) J. Weidanz et al. mars 2021, Science. DOI: 10.1126/science.abg5568
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