Pr Mark Lawler (Queen’s University de Belfast) : « L’expérience française a montré que le droit à l’oubli après un cancer fonctionne »

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Publié le 20/09/2024
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Dans une prise de position publiée dans « The Lancet » (1), le Pr Mark Lawler, du centre pour la recherche sur le cancer de la Queen’s University à Belfast, plaide pour la généralisation du droit à l’oubli en Europe pour les survivants du cancer. Le chercheur s’appuie sur les huit ans de recul de la France, pionnière en la matière.

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LE QUOTIDIEN : Comment le droit à l’oubli est-il devenu l’un de vos thèmes de prédilection pour la recherche ?

Pr MARK LAWLER : Pendant plus d’une décennie, j’ai travaillé sur les inégalités entre patients atteints de cancer. En 2014, nous avions lancé la déclaration des droits du patient atteint de cancer (2) que nous avons déposée devant le parlement européen. En matière d’inégalités, j’ai toujours voulu m’appuyer sur des données plutôt que sur des opinions, et quand Françoise Meunier (co-autrice de l’appel, NDLR), l’ancienne directrice générale de l’organisation européenne pour la recherche et le traitement du cancer, a lancé ce projet sur les inégalités économiques engendrées par cette maladie, j’ai tout de suite voulu travailler avec elle sur cette dimension financière.

Nous étions très préoccupés par les difficultés rencontrées par les survivants du cancer pour accéder aux produits financiers tels que des prêts ou des assurances, et par le fait que le grand public ne se rend pas compte qu’il existe une telle forme de discrimination. Les survivants du cancer ont déjà traversé de dures épreuves, entre le diagnostic et la guérison. Il ne faut pas qu’ils paient deux fois.

Vous avez mené une étude européenne sur les difficultés économiques des survivants du cancer. Quelles en furent les principales conclusions ?

Selon cette enquête, les survivants du cancer ont trois fois plus de risque d’être victimes de discrimination financière que le reste de la population en Europe, et un quart d’entre eux font état de difficultés quand ils sont confrontés au monde de la finance. Rien qu’au Royaume-Uni, jusqu’à un demi-million de personnes seraient concernées, et la crise économique récente n’a pas arrangé la situation.

Actuellement huit pays en Europe ont mis en place une réglementation imposant le droit à l’oubli. Dans cinq autres, tels que l’Irlande ou le Danemark, un code de conduite a été mis en place pour inciter les acteurs économiques à ne pas pénaliser les survivants du cancer.

Au regard des échanges que nous avons eus avec les patients de ces pays, nous avons constaté que, si un tel code de conduite était un pas dans la bonne direction, ce n’était pas suffisant. Il faut vraiment que le droit à l’oubli soit inscrit dans la loi comme une obligation.

La France a été le premier pays à adopter une loi instituant le droit à l’oubli. Quel retour d’expérience en avez-vous tiré ?

Avec la France, nous disposons d’un recul de huit ans. Nos travaux montrent qu’il n’y a pas eu d’impact significativement négatif sur la santé financière des compagnies d’assurances. Ces dernières ont d’ailleurs travaillé avec le gouvernement. Nous avons aussi observé un changement de comportement des entreprises impliquées qui ont été sensibilisées par l’introduction de la loi. C’est une situation « gagnant-gagnant ».

Personne ne devrait payer deux fois le fait d’avoir un cancer

Après guérison, existe-t-il un consensus sur le délai à partir duquel ne plus tenir compte des antécédents de cancer ?

Les retours que nous avons et les travaux que nous avons menés indiquent clairement la durée de cinq ans après la guérison comme étant celle à adopter sur le modèle de la France et de l’Espagne, même si des professionnels de l’assurance insistent pour la porter à 10 ans, voire 15 ou 20 ans. Nous partons du principe que si un patient est considéré comme guéri du point de vue des recommandations internationales, il n’y a pas de raison qu’une compagnie d’assurances soit plus apte que ses médecins à déterminer le risque de rechute.

Nous pensons que cette durée de cinq ans est un point très important, surtout compte tenu de l’âge auquel un grand nombre de patients tombent malades.

Le droit à l’oubli doit-il s’appliquer uniformément à tous les types de cancer quel que soit le risque de récidive ?

La France applique déjà un régime particulier pour certains cancers, pour lesquels le droit à l’oubli est de moins de cinq ans. Pour les enfants on peut imaginer un délai plus court, car la guérison est souvent rapide. C’est le cas dans la leucémie de l’enfant par exemple. Mais je pense que chaque État doit d’abord adopter une limite universelle de cinq ans avant d’ajuster son dispositif aux cas particuliers qui peuvent différer d’un pays à l’autre.

Quelles sont les perspectives politiques de votre action ?

Stella Kyriakides, la secrétaire européenne à la santé, nous soutient. En février 2022, le parlement européen a émis une directive imposant aux pays membres de garantir aux survivants du cancer un accès équitable aux produits financiers au plus tard 15 ans après leur guérison. C’est un pas en avant, mais nous devons en faire plus.

Notre mission actuelle est de veiller à ce que le droit à l'oubli soit une loi dans tous les pays européens. Nous ne nous arrêterons pas tant que cet objectif n'aura pas été atteint et que les survivants du cancer seront discriminés.

(1) M. Lawler et al., The Lancet, 2024, vol 25, n° 9, p1123-1126
(2) European Cancer Patient’s Bill of Rights : signée par des médecins de toute l’Europe et promue par la coalition européenne des patients atteints de cancer, cette déclaration liste les droits fondamentaux des malades (information complète, prévention, délai court entre diagnostic et traitement, etc.).


Source : Le Quotidien du Médecin