TOUT TRAITEMENT ophtalmologique doit tenir compte de la surface oculaire. En effet, la surface oculaire, constituée de deux éléments tissulaires, que sont la cornée et la conjonctive, et d’un élément non tissulaire indispensable au maintien de la transparence cornéenne, le film lacrymal, est l’interface de passage obligé de tout traitement oculaire, quel qu’il soit, du moment qu’il passe par un collyre. Or, les collyres, et en particulier leurs conservateurs, sont potentiellement toxiques pour la surface oculaire.
La toxicité des agents conservateurs est connue empiriquement depuis les années d’après-guerre. Mais c’est dans les années 90 que les premiers travaux ont été conduits, avec l’analyse d’un constat chirurgical : les patients opérés d’un glaucome chronique avaient moins de chances de réussite chirurgicale s’ils avaient été traités longtemps et avec un nombre élevé de collyres avant l’opération. En effet, dans la chirurgie filtrante, les chances de succès sont dépendantes de l’état d’inflammation préalable de la conjonctive. De nombreuses études ont, par la suite, démontré cette toxicité des conservateurs au cours des quinze dernières années, avec trois degrés de preuve. Sur le plan expérimental, tout d’abord, il existe une toxicité cytologique démontrée sur des cultures cellulaires, ainsi que lors d’expérimentation animale. Chez l’homme, des études morphologiques par technique d’empreintes conjonctivales (impression cytology) ont renforcé la connaissance des mécanismes de toxicité. Et, enfin, plus récemment, des travaux épidémiologiques ont confirmé sur plusieurs cohortes de patients l’influence négative des collyres antiglaucomateux sur la surface oculaire, dès lors qu’ils contiennent des conservateurs et/ou qu’ils sont utilisés en association non fixe.
Ne pas surtraiter, être épargnant en collyres.
Cette toxicité est une toxicité cumulative, distincte des phénomènes allergiques qui existent, mais sont rares. À l’époque où tous les collyres contenaient des conservateurs, il était estimé qu’il fallait une année de traitement multicollyre, ou trois années de monothérapie, pour observer les premiers facteurs de risque d’atteinte de la surface oculaire avec incidence sur le succès de la chirurgie filtrante. La toxicité est double. Elle est dirigée, d’une part, contre le premier élément protecteur de la surface oculaire, le film lacrymal, par un effet « savon » de dissolution de sa partie lipidique. D’autre part, il existe une toxicité cellulaire intrinsèque directe sur les cellules épithéliales de la cornée et de la conjonctive.
Être épargnant pour la surface oculaire, c’est savoir traiter juste. La meilleure illustration en est le traitement du glaucome chronique, qui nécessite la prescription d’un ou plusieurs collyres pendant plusieurs années. Faut-il traiter tout le monde, les glaucomes aussi bien que les hypertonies oculaires ? Si la question n’est pas objectivement tranchée et que les opinions divergent sur le sujet, il est cependant raisonnable avant toute décision thérapeutique devant une hypertonie oculaire, de bien évaluer son patient et de prendre en compte son âge, sa compliance, les possibilités de suivi régulier, et la nécessité, d’autant plus grande que le sujet est jeune, d’épargner sa surface oculaire et sa conjonctive en particulier. Si la décision de traiter est prise, il convient alors d’être « économe en conjonctive », c’est-à-dire de prescrire, dans la mesure du possible, les collyres les moins toxiques, si possible sans conservateurs.
Ne pas sous-traiter, substituer correctement les sécheresses oculaires.
L’autre versant de la pathologie chronique de la surface oculaire est le vaste domaine de la sécheresse oculaire. La sécheresse oculaire est très fréquente, âge- et sexe-dépendante, touche préférentiellement les femmes après 50 ans, et est difficile à traiter. Il n’existe pas actuellement de traitement curatif de ces syndromes secs primitifs. Tout patient souffrant de sécheresse oculaire est potentiellement un patient qui se sous-traite. En effet, le traitement n’est que substitutif, et aujourd’hui, la larme artificielle idéale, qui tient 24 heures avec une instillation unique dans la journée et qui permet 22 clignements par minute, n’existe pas. Les larmes artificielles sont efficaces mais, quelle que soit la qualité du substitut, elles ne durent pas plus de 2 heures. La fréquence des instillations nécessaires expose à un risque élevé de mauvaise observance du traitement, et donc de sous-traitement.
Un traitement substitutif, pour qu’il soit correctement utilisé par les patients, doit leur être correctement expliqué. Il convient de leur décrire ce qu’est un syndrome sec et ses conséquences sur la surface oculaire, d’insister sur la chronicité de la pathologie et la nécessité d’un traitement à vie par instillation pluriquotidienne. La règle d’or du traitement est « peu mais souvent » : mettre une petite quantité de traitement substitutif aussi souvent que nécessaire dans la journée pour aller mieux. En général, l’association de deux substituts est nécessaire, l’un sous forme de gel à forte capacité de rétention d’eau, l’autre sous forme plus liquide, plus maniable et plus pratique, qui est utilisé ponctuellement en cas de besoin. Et pour ne pas ajouter une toxicité à une pathologie chronique de la surface oculaire, les substituts lacrymaux contenant des conservateurs doivent être proscrits.
D’après un entretien avec le Pr Pierre-Jean Pisella, ophtalmologiste à l’hôpital Bretonneau à Tours.
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