LE QUOTIDIEN : Qu’est-ce que la Conférence du Caire, point de départ de votre analyse de l’évolution des droits sexuels et reproductifs ?
VALENTINE BECQUET : Il s’agit de la Conférence mondiale de la population, organisée par les Nations unies. La première édition, en 1974 à Bucarest, reposait sur l’idée que la meilleure des contraceptions était le développement. La suivante, à Mexico, en 1984, a mis l’accent sur les programmes de planification familiale. Au Caire, en 1994, l’intitulé de l’événement évolue [Conférence internationale sur la population et le développement, NDLR], intégrant pleinement cette notion de développement.
Les délégations de 179 gouvernements y adoptent un « programme d’action ». Sans cibles chiffrées, il n’est pas contraignant pour les signataires. Mais, pour la première fois, l’accent est mis sur les besoins individuels des hommes et des femmes, sur les droits des personnes, plutôt que sur la réalisation d’objectifs démographiques (taux de fécondité, etc.).
Cette reconnaissance inédite de la santé sexuelle et reproductive comme un droit humain constitue un premier pas vers une offre de santé qui se concentre sur la transmission de l’information nécessaire à une vie sexuelle épanouie, à l’accès aux moyens de contraception et au dépistage des infections sexuellement transmissibles (IST). L’accent était mis sur l’égalité entre les sexes et l’émancipation des femmes et des filles. Si l’impact est variable selon les pays, la Conférence a sans doute fait évoluer les mentalités, malgré la mise de côté de certains sujets comme les droits des minorités sexuelles et de genre.
La stérilisation, principalement féminine, reste la méthode la plus utilisée dans le monde, devant le préservatif masculin
La contraception comptait parmi les sujets majeurs de la première Conférence. Quel bilan tirer, trente ans après ?
La progression du recours à la contraception a été une avancée majeure. Les grossesses non intentionnelles ont diminué : de 79 pour 1 000 femmes sur la période 1990-1994 à 64 pour 1 000 sur 2015-2019, selon les Nations unies. En 2021, parmi les femmes âgées de 15 à 49 ans (1,1 milliard) ne souhaitant pas concevoir d’enfant prochainement, 77 % utilisaient un moyen de contraception dit « moderne » et 8 % une méthode « traditionnelle » (retrait, abstinence périodique, etc.). La stérilisation, principalement féminine, reste aujourd’hui la méthode la plus utilisée dans le monde, devant le préservatif masculin. Mais les méthodes se sont diversifiées avec l’arrivée des implants et de la contraception d’urgence (pilule du lendemain ou stérilet en cuivre).
Le taux global de recours, extrêmement élevé, masque des inégalités importantes entre pays, d’une part, et entre zones urbaines et rurales d’autre part. Aussi, la méconnaissance de la contraception était jusque dans les années 1980 le premier motif de non-recours. Aujourd’hui, c’est plutôt la faible fréquence des rapports sexuels et la peur des effets indésirables.
Comment expliquer la faible implication des hommes dans ce domaine ?
C’est le résultat des inégalités de genre prégnantes dans nos sociétés encore fortement patriarcales, dans lesquelles la contraception reste considérée comme une responsabilité féminine. On voit d’ailleurs que, depuis trente ans, ce sont les méthodes féminines qui se sont développées, il existe peu de méthodes masculines. L’autonomie contraceptive des hommes reste un sujet peu porté dans le débat public, et les enquêtes rendent mal compte de leurs besoins et connaissances.
La légalisation de l’IVG n’implique pas nécessairement que les conditions d’accès sont favorables, et inversement
Qu’en est-il du droit à l’avortement, qui n’avait pas été intégré dans le Programme ?
Cette exclusion est le fruit d’un clivage entre les États religieux et les pays séculiers. Si l’avortement n’a été reconnu ni comme méthode de planification familiale ni comme droit humain universel, un compromis a été trouvé : dans les pays où il n’est pas illégal, il doit être effectué dans des conditions de sécurité.
Et dans les pays l’interdisant, le Programme a garanti un accès aux soins urgents après un avortement. Cela n’a eu aucun impact sur la législation des États mais les femmes peuvent être soignées quand elles souffrent de complications sévères après un avortement provoqué ou spontané.
D’autres textes, comme le Protocole de Maputo adopté en 2003 par l’Union africaine, dont l’article 14 mentionne clairement le droit des femmes à la santé et au contrôle de leur sexualité (contraception, avortement en cas d’agression sexuelle, de viol ou de danger pour la mère ou l’enfant), ont suscité d’importantes oppositions. Encore aujourd’hui, le droit à l’avortement n’existe pas dans de nombreux pays africains, ou bien il est très contraint. Les femmes trouvent toujours un moyen de mettre fin à une grossesse non désirée. Le misoprostol est ainsi utilisé dans de nombreux pays, même en contexte d’illégalité, et permet un recours sécurisé à l’avortement. Cependant, le manque d’information expose les femmes à des pratiques clandestines et non sécurisées qui peuvent mettre leur vie en danger.
Il est utile de rappeler que la légalisation n’implique pas nécessairement que les conditions d’accès sont favorables, et inversement. En Italie, l’avortement est légal mais son accès est compliqué en raison de la part très importante de médecins qui invoquent la clause de conscience. À l’inverse, au Royaume-Uni, où la législation a longtemps limité l’avortement aux cas où la santé des mères était en danger, le taux de recours était aussi important que dans les pays sans restriction, en raison d’une interprétation très large des textes.
Votre étude évoque les « conséquences impensées » de la médicalisation de la reproduction. Quelles sont-elles ?
Le Programme d’action et le développement de la santé sexuelle et maternelle qui a suivi ont conduit à une médicalisation accrue des accouchements, avec quelques effets délétères. Si la césarienne a permis de réduire la mortalité, les taux actuels de recours, au-delà de 15 % des naissances, n’apportent aucun bénéfice, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), voire mettent la vie des mères et des enfants en danger. À l’échelle mondiale, on assiste à une « épidémie » de césariennes, avec des taux moyens en 2015 de 27 % en Europe, 30 % au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ou encore 44 % en Amérique latine.
De même, la manœuvre de Kristeller, qui consiste en un appui sur le fond utérin pour accélérer l’accouchement, s’est répandue, notamment en Europe, et cela malgré le risque de complications, alors que son bénéfice n’a jamais été prouvé.
Aussi, l’échographie a permis de grands progrès, mais un détournement de son usage pour des avortements sexo-sélectifs s’est développé en parallèle dans certains pays. Le phénomène est connu en Inde et en Chine mais il est aussi présent au Vietnam ou, plus proche de nous, en Albanie et dans le Caucase. En 2010, il était estimé qu’en raison de ces pratiques et des infanticides sur des fillettes, 126 millions de femmes manquaient. Mais, alors que de nombreux hommes ne peuvent se marier, la pratique recule dans certains pays, comme la Chine.
Les minorités de genre et sexuelles n’étaient pas incluses dans le Programme. Ces questions ont-elles progressé ?
Les minorités sont plus visibles mais il reste beaucoup à faire pour que leurs droits sexuels et reproductifs soient reconnus. C’est au cœur des revendications dans de nombreux pays, notamment parce que ces minorités sont encore privées d’un accès aux soins adéquat. En France, le suivi gynécologique des lesbiennes et des femmes trans n’est pas adapté, par exemple.
Globalement, leur droit à faire famille n’est pas respecté. L’homosexualité reste un délit, voire un crime dans de nombreux États. Selon un rapport de l’ONG Human Rights Watch de 2020, elle est passible d’une amende, d’une peine de prison ou d’une condamnation à mort dans 69 pays. Même là où les minorités sont plutôt bien acceptées, le respect des droits reste fragile. Partout, les forces conservatrices sont encore très présentes et très puissantes.
D’autres groupes de population restent exclus : les personnes racisées, les plus pauvres, les personnes handicapées… Elles sont souvent victimes de violences et de discriminations et peinent à faire valoir leurs droits. Le Programme d’action l’évoquait déjà mais sans faire le lien entre les discriminations. Les approches féministes intersectionnelles mettent en évidence le croisement entre les différentes formes d’exclusion. On parle aujourd’hui de « justice reproductive » pour évoquer la prise en compte simultanée des différentes inégalités qui affectent les individus dans la conception des politiques publiques.
Propos recueillis par Elsa Bellanger
Et l’assistance médicale à la procréation ?
La tendance est à l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de même sexe et même, dans certains pays comme la France, aux femmes seules, bien que ce soit plus rare. La levée de l’anonymat pour les donneurs de gamètes se généralise. De nombreux pays restent opposés à l’accès à l’AMP pour les personnes trans et/ou à la gestation pour autrui (GPA).
Repères
Août 1974
La première Conférence mondiale de la population, organisée par les Nations unies, se tient à Bucarest. Si des experts se réunissaient autour des enjeux démographiques depuis 1927, il s’agit de la première rencontre entre gouvernements
Septembre 1994
La troisième Conférence, organisée au Caire, lie les questions de population à celles du développement et place les droits au cœur des enjeux
Septembre 2004
Un rapport sur l’état de la population dans le monde dresse un bilan des progrès obtenus pour la pauvreté, l’émancipation des femmes ou la santé reproductive
Septembre 2014
Les États membres des Nations unies s’accordent sur une poursuite du Programme d’action de la Conférence du Caire au-delà de son terme, initialement prévu en 2015
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