LE QUOTIDIEN : Les xénogreffes sont-elles des greffes comme les autres ?
MARTIN DUMONT : Il est encore trop tôt pour dire si ces xénogreffes se situent dans la continuité des autres greffes ou si elles représentent un changement de paradigme. Une première attitude éthique serait d'avoir un peu de modération face à l'enthousiasme qu'a soulevé l'annonce des xénotransplantations. On ne connaît pas encore le devenir à moyen et long termes des patients. Et l'histoire de la médecine nous apprend que les techniques mettent du temps à trouver leur indication, beaucoup finissant par remplir un objectif non prévu au départ.
En quoi les xénotransplantations questionnent-elles notre rapport à l'animal ?
Il est intéressant de se rappeler que les premières tentatives de greffes d'organes, au tout début du XXe siècle, ont été faites avec des greffons animaux. Les médecins pensaient une continuité entre les espèces. En 1906, c'est un rein de chèvre que Mathieu Jaboulay tenta de greffer sur une femme souffrant d'insuffisance rénale. Les xénotransplantations renoueraient donc une sorte de fil rompu, tout en le modifiant.
Car au fur et à mesure que se sont développées les transplantations, elles ont permis de prendre conscience d’une distance radicale entre l'homme et l'animal du point de vue immunologique. Le vocabulaire en porte la trace. Au début des années 1960, on est passé, pour désigner les différentes sortes de greffe, du couple homotransplantation/hétérotransplantation au couple actuel allotransplantation/xénotransplantation – le deuxième insistant plus sur ce qui nous distingue des autres individus et espèces. Les transplantations ont ainsi intensifié notre perception des différences. Nous sommes aujourd'hui au cœur d'un paradoxe, où la fusion des espèces suggérée par la xénotransplantation cohabite avec l'idée que, parce que l’homme est différent de l'animal, il peut l'utiliser pour s’alimenter ou se soigner.
La conscience d'une instrumentalisation de l'animal par l'humain était-elle déjà présente au début du XXe siècle ?
Pas à ma connaissance, pour les xénotransplantations en tout cas. Celle-ci a plutôt émergé après la Seconde Guerre mondiale, et surtout après la transplantation d'un cœur de babouin chez un nourrisson aux États-Unis en 1984, l'affaire « Baby Fae ». Le corps médical s'est vu accusé d'avoir utilisé des animaux proches de l’homme à son profit. Les médecins ont intégré ces critiques et se sont tournés vers le porc, un animal plus acceptable, éthiquement et symboliquement, que les primates. Les reproches se sont alors déplacés sur la modification génétique des animaux, perçue comme le sommet de la réification de l’animal qu’on fabrique artificiellement pour servir nos fins.
Le sentiment de dette que peut ressentir un receveur peut-il être moindre lorsqu'il s'agit d'un donneur animal ?
Dans son avis 61 en 1999, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) avance que le sentiment de dette à l'égard d'un autre homme vivant ou décédé devrait s'amoindrir en cas de xénotransplantation. Mais des études suggèrent par ailleurs que les patients préféreraient un appareillage mécanique à un organe animal.
Difficile d'anticiper une telle réponse d'autant que les barrières qu'on croyait intangibles un temps n'ont eu de cesse d'être franchies. La greffe de main ou de visage semblait inimaginable au début. Les patients peuvent être prêts à prendre plus de risques que ne l'imagine le corps médical.
Quels sont les critères qui rendraient ces xénotransplantations légitimes ? Doivent-elles être circonscrites aux contextes compassionnels ?
L'usage de l'argument compassionnel est délicat à manier et ne doit pas tout justifier. Cela risque d'être une porte d'entrée opportuniste pour des pratiques qu'on espère voir entrer plus largement dans les mœurs. Il serait préférable de recourir à des arguments qui reconnaissent franchement le caractère expérimental des procédures.
Quant aux critères d'acceptabilité de ces greffes, il faudrait déjà nous pencher sur la question de l'utilisation des animaux. Collectivement, notre sentiment de culpabilité à leur égard, sans être dit, est réel. Comment penser une solidarité avec l'animal ? Faut-il convenir d'une exception éthique au nom de la survie humaine ? Les anti-spécistes seraient révoltés…
Au-delà de la question animale, les xénotransplantations répondent à d’autres principes que ceux sur lesquels repose traditionnellement la greffe, comme le consentement du donneur ou la solidarité nationale.
Comment trier les patients entre ceux qui auraient accès à une allogreffe et ceux qui recevraient une xénogreffe ?
Il faudra peut-être penser la cohabitation entre deux types de donneurs - ce qui se fait déjà entre donneurs vivants et décédés. On peut s'attendre à ce que la médecine livre des indications et que des critères médicaux orientent l'allocation des greffons. Si tel n'est pas le cas, il faudra en débattre dans la communauté nationale et internationale, avec les patients.
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