LE QUOTIDIEN : Au cours de ces 20 années passées à la tête de l'initiative pour le traitement des maladies négligées dite DNDi (pour Drugs for Neglected Diseases initiative), avez-vous constaté une augmentation des émergences de maladies jusqu'ici négligées car cantonnées aux pays pauvres ?
Dr BERNARD PÉCOUL : C'est évident ! Et ce pour plusieurs raisons. Le réchauffement climatique favorise un certain nombre de maladies vectorielles comme la leishmaniose ou la dengue qui s'étendent à des zones qui n'étaient pas touchées jusqu'ici.
Les outils de contrôle sont encore largement insuffisants et les investissements sur les maladies infectieuses fléchissent. Nous avons d’ailleurs créé le DNDi en partant du constat d'une « panne » de la recherche et du développement (R&D) sur ces maladies.
Les pathologies infectieuses semblent être celles qui pâtissent le plus d'un déficit d'attention de la part des laboratoires pharmaceutiques. Pourquoi ?
Entre 1975 et aujourd'hui, à quelques exceptions près comme le VIH ou les hépatites, il n'y a presque rien eu en matière de R&D de traitements pour des maladies infectieuses, alors même que cela a été une période extrêmement faste pour la recherche médicale en général.
On a assisté à des fusions-acquisitions et un changement profond de politique : les maladies infectieuses ont été abandonnées une à une. La raison principale est que le retour sur investissement est faible. La phase aiguë d'une maladie infectieuse est limitée dans le temps, donc c'est moins intéressant qu'une maladie chronique ou un cancer. Le deuxième élément est qu'il s'agit de maladies tropicales touchant des pays pauvres. Les maladies négligées sont aussi souvent liées à la pauvreté.
Dans le même temps, le secteur public n'a pas compensé le désintérêt de l'industrie pharmaceutique, contrairement à ce qui était observé au cours des époques coloniales et postcoloniales, au cours desquelles les états des pays riches finançaient des recherches sur les populations qu'elles administraient.
Heureusement, la recherche fondamentale n'a, quant à elle, pas été abandonnée puisque des acteurs comme l'Institut Pasteur en France ont conservé une activité sur ces sujets.
Ce paradigme a-t-il été remis en cause par le fait que les épidémies d'Ebola, de Covid-19 et de variole du singe ont commencé à toucher les pays riches ?
Ce qui a été remis en cause, c'est l'idée selon laquelle les maladies infectieuses ne représentent pas un intérêt de santé public ou commercial. Il y avait déjà eu un réveil de la sorte lors de la période du sida. Le Covid-19 a recréé les conditions favorables à une prise de conscience.
Maintenant, est-ce que cela ira jusqu'à inciter à réinvestir les maladies négligées ? J'en doute. Cela fait pourtant 20 ans que nous essayons d'expliquer qu'il ne faut pas attendre que les pathologies émergent à New York.
En attendant que les industriels du médicament revoient leur stratégie d'investissement, quels sont les autres leviers d'action ?
Avec le DNDi, nous avons essayé de nouer des partenariats locaux. Nous pensons que la recherche de solutions autour de problématiques de santé propres à l'Inde ou au Kenya ne doit pas forcément se dérouler dans les pays riches. Les pays du Sud ont également une expertise et des capacités de recherche et de production.
Nous avons aussi une politique particulière vis-à-vis de la propriété intellectuelle. Nous voyons les médicaments et les produits comme des biens communs qui doivent être disponibles de façon non exclusive pour toute la population. Par exemple, nous refusons de signer un contrat de collaboration avec un laboratoire pharmaceutique s'il n'y a pas des conditions d'accès favorables.
Souvenez-vous des nouvelles molécules contre l'hépatite C vendues au prix de 60 000 euros la cure ! Des partenariats avec des fabricants issus de pays du Sud nous ont permis de produire des traitements identiques à moins de 300 dollars. Avec un tel tarif, il est devenu possible de traiter tout le monde avec une subvention d'État.
Un autre exemple : il y a 20 ans, on traitait encore la maladie du sommeil avec de l'arsenic, et un patient sur 20 mourrait à cause de la toxicité des produits. Nous avons complètement changé cette situation ! Dans un premier temps, nous avons développé une nouvelle stratégie de prise en charge, fondée sur une association de nifurtimox par voie orale et d’éflornithine intraveineuse, avec les acteurs locaux en République démocratique du Congo. Dans un deuxième temps, nous avons mis au point un traitement par voie orale, le fexinidazole, en partenariat avec Sanofi. Et pour finir, il y a dans notre pipeline un autre traitement oral, unidose celui-là, appelé l'acoziborole dont nous avons complété les phases cliniques et qui sera disponible d'ici à deux ans.
Nous avons aussi participé à la mise au point de formulations pédiatriques de traitements antirétroviraux en prise unique contre le sida. Nous avons également amélioré les traitements de la leishmaniose. En tout, ce sont 12 traitements qui ont été développés au cours de ces 20 dernières années.
Avec quel budget ?
Nous avons débuté avec un budget minimum de quatre à cinq millions d'euros chaque année. Aujourd'hui, notre budget annuel se chiffre entre 75 et 80 millions, dont 60 % proviennent de pays donateurs tels que l'Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, le Japon ou encore de l'Union européenne. Quelque 40 % proviennent de donateurs privés (Médecins sans frontières, Fondation Bill & Melinda Gates, Wellcome Trust, etc.).
On a sécurisé près de 700 millions sur le 1,3 milliard inscrit dans notre plan stratégique jusqu'en 2028. Cette somme finance la mise au point de 25 nouveaux traitements pour le prix d'un seul développé par l'industrie pharmaceutique ! Il ne s'agira pas uniquement de nouvelles molécules : il y aura également un certain nombre de molécules repositionnées.
Quelles sont vos craintes pour l'avenir ?
L'antibiorésistance est un sujet majeur déjà très observé dans les structures hospitalières des pays riches, mais aussi dans les infections communautaires des pays pauvres. Notre consommation d'antibiotiques reste trop forte. La catastrophe est droit devant nous !
Nous avons créé une association à but non lucratif avec l'Organisation mondiale de la santé (OMS) autour de cette menace. Un premier groupe de travail travaille sur le sepsis néonatal multirésistant, pour lequel la documentation reste insuffisante.
Il y a également un gros risque que les maladies parasitaires et fongiques envahissent de nouveaux territoires à cause de l'évolution du climat. Ces dernières sont aussi de plus en plus souvent résistantes aux traitements.
Quelles leçons a-t-on tirées du Covid-19 et d'Ebola ?
Pas beaucoup. Malgré ce que nous avons subi lors des épidémies d'Ebola et de Covid-19, nous nous sommes encore laissés surprendre par la variole du singe, alors qu'elle figure sur la liste mise à jour de l'OMS des pathologies prioritaires à risque d'émergence.
Il faut que les pays où ces maladies sont déjà endémiques puissent s'emparer de la recherche. C'est pourquoi le DNDi aide à la création d'une plateforme de recherche clinique permanente en Afrique, avec l'ANRS-MIE, l'Institut de médecine tropicale d'Anvers, l’Institut tropical et de santé publique suisse de Bâle et l'Institut Bernhard-Nocht de médecine tropicale d'Hambourg.
Vous venez de me citer quatre instituts de recherche européens. Le but n'était-il pas de permettre aux pays africains de prendre la recherche en main ?
Il ne s'agit là que d'instituts qui soutiennent le réseau. Ce dernier ne comporte que des chercheurs africains - il n'y a aucun expatrié - issus de 13 pays africains.
Je leur souhaite d'atteindre des objectifs ambitieux et de renforcer les capacités de recherche dans les pays en développement. La période des transferts du Nord vers le Sud est finie.
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