LEQUOTIDIEN : Comment définit-on une maladie négligée en 2024 ?
Dr LUIS PIZARRO : Aujourd'hui, il existe une liste établie par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), mais elle est surtout focalisée sur les maladies tropicales négligées. À initiative médicaments contre les maladies négligées (DNDi), nous pourrions la redéfinir de deux manières. Premièrement, ce sont toutes les maladies qui ne sont pas adressées par le système de recherche et développement actuel fondé sur la recherche du profit. C'est le cas de certaines maladies rares, mais aussi de l’antibiorésistance qui n’est pas considérée comme un champ rentable.
Deuxièmement, et c’est ce qui me motive le plus, on peut élargir le champ des maladies négligées en parlant des malades, de leur communauté, de leur famille et de l’endroit où ils habitent. Très souvent, ce ne sont pas tant les maladies qui sont négligées que les malades eux-mêmes, à la fois par les gouvernements, les populations et même les chercheurs. Nous sommes tous responsables.
Je viens du Chili, où il y a le plus de cas de maladie de Chagas, mais je n’en avais jamais entendu parler avant mes études
Prenons un exemple personnel : en tant que Chilien, je viens de la région du monde où il y a le plus de cas de maladie de Chagas, et pourtant, je n’en avais jamais entendu parler avant mes études de médecine ! C’est l’exemple typique d’une pathologie négligée parce qu’elle touche des personnes pauvres, vivant dans des régions éloignées et délaissées dans leur ensemble.
Quelles sont aujourd’hui les priorités du DNDi ?
Très humblement, nous contribuerons à ce que ces personnes et leurs maladies soient moins négligées et à améliorer l’accès aux soins. On peut séparer les maladies dont nous nous occupons en trois groupes. Le premier est constitué des pathologies pour lesquelles nous visons l'élimination, c’est le cas de la maladie du sommeil, grâce au fexinidazole que nous avons mis au point avec Sanofi.
L’élimination de la leishmaniose est également un objectif ambitieux mais atteignable. L'année dernière, le Bangladesh a officialisé l’éradication sur son territoire, et d’autre pays pourront accélérer le mouvement.
La seconde grande catégorie des pathologies qui concentrent nos efforts regroupe les maladies extrêmement négligées comme l'onchocercose, ou « cécité des rivières », et le mycétome. Cette dernière maladie est une infection causée par une bactérie ou un champignon qui affecte notamment les enfants marchant pieds nus dans les campagnes. Elle cause des granulomes qui progressent dans les jambes jusqu’à provoquer des amputations. C’est une maladie tropicale : il y a vraiment une ceinture du mycétome autour du monde.
Avec nos partenaires au Soudan - pays où se trouve la grande majorité des cas - et le laboratoire japonais Eisai, nous avons mis au point un médicament qui devrait pouvoir éviter les amputations. Mais avec la guerre civile sur place, nous avons du mal à le faire enregistrer, ce qui est nécessaire avant de pouvoir le distribuer.
La troisième et dernière catégorie est celle des maladies en expansion comme la dengue dont le vecteur s’installe dans le sud de la France, en Italie ou au Chili ; et l’on s’attend à des explosions de cas. Bien qu’il existe un vaccin approuvé et un autre en développement, nous ne disposons toujours pas de traitement. En collaboration avec nos partenaires industriels, nous sommes en train d’identifier des molécules qui pourraient empêcher les formes sévères.
La dengue est encore négligée du point de vue de la recherche, mais elle va le devenir de moins en moins. La maladie de Chagas est dans la même situation avec six millions de personnes dans le monde vivant avec cette pathologie. En Espagne, on estime que ce sera l’une des principales causes de greffe cardiaque dans les années à venir.
Si l’on réunit des acteurs avec des intérêts divers mais avec un objectif commun clair, on peut les faire travailler malgré leurs différences
Vous avez évoqué le fait que le modèle actuel de recherche et de développement n’est pas à l’avantage des maladies négligées. Quelle alternative lui opposer ?
La notion de communs et leur gouvernance ont valu un prix Nobel d’économie à son inventeur (l’économiste américaine Elinor Ostrom en 2009, NDLR). Si l’on réunit des acteurs avec des intérêts divers mais avec un objectif commun clair, on peut les faire travailler malgré leurs différences.
Mais ce n’est pas facile : il faut motiver les États pour qu'ils s'intéressent aux populations les plus négligées, il faut intéresser les chercheurs pour qu’ils investissent des domaines peu exposés, il faut intéresser les journalistes, les fondations philanthropiques et l’industrie pharmaceutique.
Alors justement, concernant les industriels, comme s’y prend-on ?
Aujourd'hui l'image de l'industrie pharmaceutique est très mauvaise. Dans les sondages, elle est au même niveau que l'industrie de l'armement ! Les maladies négligées ne présentent pas un investissement très important mais elles apportent beaucoup aux laboratoires en termes d’image et de responsabilité sociale. Sanofi avait organisé un événement avec son personnel pour célébrer la réussite du traitement contre la maladie du sommeil. Cela prouve que c’est aussi un enjeu de communication interne. Il ne faut pas oublier que ces entreprises pharmaceutiques sont cotées en bourse et doivent rendre des comptes.
La dimension éthique des laboratoires entre de plus en plus en ligne de compte dans les décisions d’investir
Les investisseurs ne sont-ils pas plus intéressés par la rentabilité de leurs actions ?
Ce n’est pas totalement vrai. La dimension éthique des laboratoires entre de plus en plus en ligne de compte dans les décisions d’investir. Chaque année, l’Access to Medicine Foundation publie un classement des industriels qui œuvrent pour l’accès aux traitements, un classement qui prend de l’envergure.
Le système actuel de propriété intellectuelle est-il un frein à l’accessibilité des traitements pour les populations négligées ?
Nous ne sommes pas dans un monde manichéen et la propriété intellectuelle n'est pas toujours un frein. Ce qui compte, c'est que, quand on s’engage dans un partenariat, on signe un contrat dans lequel les conditions d'accès au produit sont clairement établies. Nous nous assurons auprès de nos partenaires industriels que nos traitements seront accessibles dans les pays où vivent les populations négligées.
Nous participons à un projet d'open science appelé Asap pour identifier des antiviraux accessibles et bon marché contre plusieurs maladies à potentiel pandémique. Pour éviter qu’un « petit malin » ne s’empare des résultats pour faire fortune au détriment des patients, nous envisageons d’utiliser la propriété intellectuelle pour nos données, ce qui, dans ce cas-là, sera un atout pour assurer l’accès aux médicaments.
Pour autant, il ne faut pas écarter des outils comme la licence d’office. Quand le Brésil a déclaré l’épidémie de VIH comme étant une urgence de santé publique il y a 15 ans, le pays pouvait légalement mobiliser des licences obligatoires. Nous continuons à discuter et, notamment dans le cadre de l'accord sur les pandémies, je pense qu’il faudrait plus de flexibilité sur les normes liées à la propriété intellectuelle.
Le VIH avancé, une maladie négligée?
C’est le point de vue de trois spécialistes, Nathan Ford de l’Organisation mondiale de la santé, le Dr Peter Ehrenkranz de la fondation Bill and Melinda Gates et de Joseph Jarvis de la London School of Hygiene and Tropical Medicine, qui s’expriment dans The New England Journal of Medicine. Certes le VIH n’est pas une maladie négligée et l’accès des antirétroviraux au plus grand nombre est nécessaire, mais cela n’est pas suffisant. « Une fois que l’infection à VIH devient avancée, il y a peu d’outils pour prévenir et traiter les infections opportunistes », écrivent-ils. Le DNDi investit dans de nouveaux outils pour prendre en charge la méningite cryptococcique.
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024
La myologie, vers une nouvelle spécialité transversale ?