«TRENTE ANS en arrière. Après d’énormes progrès réalisés ces dernières décennies en matière d’antibiothérapie, nous sommes revenus trente ans en arrière», constate avec regret le Dr Jean Carlet, consultant pour l’OMS et ancien réanimateur à l’hôpital Saint Joseph (Paris), premier auteur des 14 scientifiques signataires d’un article publié récemment dans le «Lancet». «L’émergence croissante des BMR nous oblige aujourd’hui à " ressortir des tiroirs " de vieux antibiotiques, comme la colimycine, dont on connaît mal la pharmacocinétique, le dosage et le profil de toxicité».
Le problème est très sérieux. À tel point que quarante professionnels de tous horizons ont décidé de se regrouper pour protéger les antibiotiques en France, en créant une alliance contre le développement des bactéries multi-résistantes (AC de BMR), que coordonne par le Dr Carlet. «Sans prise de conscience au niveau individuel et collectif, ni positionnement politique fort en santé publique, les impasses thérapeutiques vont se rencontrer de plus en plus souvent, et pas seulement en réanimation ou en milieu hospitalier, poursuit-il. Le phénomène concerne aussi des infections communautaires fréquentes, comme les pyélonéphrites aiguës habituellement traitées par quinolones ou céphalosporines de 3e génération». L’ampleur du problème s’étend bien au-delà des gonocoques, facilement traités par le passé et de plus en plus résistants aujourd’hui, ou encore des salmonelles multi-résistantes dans les pays à faibles ressources médicales.
Des «bêtes de course»
Si le cas des staphylocoques dorés méti-résistants (SARM) a mobilisé l’attention du public et des médias, le problème de résistance est encore plus pregnant pour les bactéries à Gram négatif. Des Pseudomonas et Acinetobacter multi-résistants apparaissent régulièrement en réanimation en France. «Ce sont de vraies "bêtes de course", décrit le Dr Carlet. Le fait que des patients ambulatoires puissent être touchés est encore plus inquiétant». Pour les malades de ville tout venant, en effet, 7-8 % des colibacilles en France sont ainsi résistants aux céphalosporines par un mécanisme dit de «BLSE» pour bêta lactamasases à spectre étendu. Le taux peut atteindre 25 voire 50 % dans d’autres pays européens, comme la Grèce.
Le phénomène est surveillé de très près. Les scientifiques craignent que le dernier rempart des carbapénèmes ne tombe à son tour et que les résistances ne s’accélèrent. Certaines sont déjà décrites en ambulatoire pour certains colibacilles et klebsielles ayant des carbapénémases. Ces infections bactériennes surviennent en ville, plus facilement après un séjour à l’hôpital ou à l’étranger. «La situation la plus à risque est le tourisme médical, comme ces fameux cas après chirurgie esthétique en Inde, les NDM1», commente le Dr Carlet.
«Alors que le taux de SARM est proche de zéro aux Pays-Bas et dans les pays scandinaves, il peut atteindre 50 à 60 % en Grèce ou au Portugal», détaille le spécialiste. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’adoption de mesures fortes a un impact réel en santé publique. «Deux programmes d’action sont à mettre en place de façon parallèle : le bon usage des antibiotiques et la prévention de la transmission croisée des BMR ». Il existe en effet deux mécanismes à l’origine des résistances, d’une part la pression de sélection par les antibiotiques, de l’autre la transmission croisée, qu’elle soit d’homme à homme, de l’animal à l’animal ou encore de l’animal à l’homme.
Prise de conscience
«La prise de conscience doit concerner les médecins, les pharmaciens et les usagers, précise le Dr Carlet, mais aussi les vétérinaires. Si l’utilisation des antibiotiques comme facteur de croissance est interdite pour les animaux d’élevage en France, il est courant de traiter de façon empirique un animal malade voire l’ensemble de l’élevage, à des doses trop faibles, qui risquent de favoriser la résistance ». Des cas de transmission de SARM ont été décrits de l’animal à l’homme chez des éleveurs de porcs, en Hollande. De plus, même s’il est mal connu, le rejet des antibiotiques dans l’environnement, qu’il soit d’origine hospitalière ou animale, a sans aucun doute un retentissement sur la santé.
«La Direction Générale de la Santé est en train de préparer la troisième version du plan national, souligne le Dr Carlet. Il est urgent que des mesures vigoureuses soient prises. Il faut faire admettre auprès de chacun que les antibiotiques sont des médicaments ayant un statut particulier». Les résistances augmentent, et aucune nouvelle molécule ne se profile dans un avenir proche. L’une des mesures est de relancer la recherche. «C’est devenu compliqué d’identifier de nouvelles cibles, explique le spécialiste. Et comme ces médicaments sont à réserver à quelques patients, ils sont peu rentables ». Une solution pour inciter les laboratoires à se lancer dans l’aventure serait de calquer la politique appliqué aux médicaments orphelins, consistant à simplifier les procédures d’AMM avec une méthodologie spécifique et à fixer des prix plus élevés. «En attendant l’effet de ces mesures, la capacité de sauver les antibiotiques est entre les mains de chaque prescripteur et de chaque consommateur ! C’est une responsabilité citoyenne», conclut le Dr Carlet.
The Lancet, publié en ligne le 17 avril 2011. DOI:10.1016/S0140-673(11)60401-7
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