Depuis des décennies, on parle d’arboviroses, ce concept de santé publique qui regroupe les viroses transmises par des vecteurs. Point. Derrière cette notion, nulle entité clinique. Le concept d’arboviroses est en réalité un fourre-tout dans lequel sont rangées des maladies virales ayant une unité épidémiologique, c’est-à-dire le lien à un arthropode vecteur. Au sein des arboviroses, les cliniciens avaient toutefois cherché à identifier des profils cliniques. On a ainsi historiquement parlé de syndrome algo-fébrile, aujourd’hui dénommé dengue-like, syndrome suffisamment flou pour qu’on puisse y mettre des douleurs musculaires et articulaires.
Et pourtant, la plupart des virus sont connus depuis plus de 50 ans. Ainsi, le Chikungunya (chik) a été décrit en Tanzanie en 1954. Sa transmission est interhumaine par l’intermédiaire de moustiques du genre Aedes. Peu à peu, de rares descriptions cliniques ont émergé, en Afrique et en Asie. La maladie était caractérisée essentiellement par une fièvre, des douleurs articulaires des extrémités, volontiers persistantes, parfois une éruption. Très peu de données existaient sur la mortalité en phase aiguë ; quelques rares études citaient la possibilité d’encéphalite ou de myocardite. La littérature a été longtemps indigente sur le pronostic à long terme. Néanmoins, soulignons que les militaires Américains avaient noté le fort caractère incapacitant de l’infection et même considéré le virus comme une menace pour ses forces, sans pour autant enrichir la description clinique.
Tel était donc l’état des lieux en 2004 : le chik était une maladie tropicale négligée, qu’on disait bénigne et qui s’accompagnait de douleurs parfois à long terme.
Une première vague dans l’Océan indien
En 2004, on assiste à l’émergence du chik au Kenya, puis il diffuse aux Comores. En 2005, 66 % de la population comorienne est infectée, l’impact clinique est avéré. Quelques cas importés sont même observés à Marseille chez des Comoriens de retour de l’archipel. Une poussée épidémique est aussi observée sur l’Île de La Réunion, arrêtée par l’hiver austral qui refroidit les ardeurs des Aedes vecteurs. Mais, fin 2005, la transmission reprend sur cette île pour atteindre un pic épidémique en mars 2006, avec jusqu’à 46 000 personnes sont infectées en une semaine. L’émergence est violente et douloureuse. Huit patients infectés sur dix sont malades, la maladie se révèle extrêmement incapacitante, les personnes âgées décompensent, les services hospitaliers sont surchargés. Le contexte médiatique est écrasant : pendant trois mois, la une des quotidiens de La Réunion est occupée par le chik. Deux tiers de la population de l’île sont infectés. La facture sanitaire est lourde, l’impact sur le tourisme majeur.
Pourtant, la mortalité globale du chik a été, à la Réunion, équivalente à celle de la grippe saisonnière, car le chik est exceptionnellement létal chez le sujet sain – mais peut le devenir chez les sujets fragilisés par des comorbités. Le constat, par les médecins de terrain, de formes atypiques inédites, parfois graves telles que des encéphalites ou des infections néonatales, n’a été pas entendu dès le début par les autorités sanitaires de La Réunion dans ce contexte de crise, alourdissant la difficile gestion médiatique et sociale de cette crise.
Malgré tout, la maladie fut décrite grâce aux efforts de tous les soignants et les facteurs associés à la gravité rapidement identifiés : grand âge, malade cardiaque, insuffisant rénal ou pulmonaire, mésusage de certains médicaments, co-infections, grossesse... On observe avec stupeur que les femmes enceintes infectées (donc virémiques) au moment du terme donnent naissance une fois sur deux à un enfant virémique, lequel peut développer la maladie sous des formes extrêmement graves (haut risque d’encéphalite avec retard cognitif important, choc hémorragique, myocardite).
Des facteurs propres au patient étaient donc déterminants dans l’évolution immédiate de la maladie, plus que la virulence du virus en fait. Démunis, sans données scientifiques solides, médecins généralistes et hospitaliers assurent une prise en charge pragmatique des trop nombreux patients, sans traitement spécifique à disposition. La fin de l’épidémie est un soulagement. Après l’épidémie, la population réunionnaise, les soignants ont découvert et mesuré l’impact individuel du chikungunya avec son cortège de rhumatismes qui traînent longtemps.
L’épidémie s’étend aux Amériques, à l’Océanie, l’Europe du sud…
La souche de La Réunion (ECSA) venait d’Afrique. Entre 2005 et 2006, la souche a muté et s’est très bien adaptée au vecteur présent sur la Réunion (Aedes albopictus). Ce vecteur est un moustique invasif, capable de se déplacer par les moyens de transport modernes. Le virus a donc continué son chemin et a surtout sévi en Asie, un peu moins en Afrique.
Puis, en 2013, est apparue une souche asiatique à Saint-Martin bien adapté au vecteur local, Aedes ægypti. En deux ans, elle a étendu son territoire dans les Caraïbes et sur le continent américain, notamment en Amérique centrale et latine.
Face à cette vague épidémique dans les Antilles françaises et en Guyane, les médecins se sont préparés à la gestion des formes aiguës et intéressés à la forme chronique, à la lumière de l’expérience post-épidémique douloureuse de la Réunion. Les autorités locales des départements français des Amériques ont débuté la formation des soignants et l’organisation des soins en ville et à l’hôpital.
En juillet 2014, la DGS mandatait la société de pathologie infectieuse de langue française (SPILF) pour la rédaction de recommandations nationales de prise en charge des patients atteints de chik à tous les stades, pour aider les médecins des zones épidémiques mais aussi ceux de métropole confrontés aux voyageurs infectés. Ces recommandations ont été rédigées en quatre mois sous l’égide de la SPILF, en partenariat avec les sociétés savantes de rhumatologie (SFR), médecine physique et rééducation (SOFMER), médecine générale (CNGE) et le Centre national de référence pour les arboviroses. La prise en charge recommandée est pluridisciplinaire, s’appuyant sur le médecin généraliste, le kinésithérapeute, et le rhumatologue pour les cas complexes.
Aujourd’hui, près de deux millions de cas ont été recensés aux Amériques, la Polynésie française a compté 66 000 infectés en 6 mois et l’on a même eu un cluster de cas autochtones à Montpellier en 2014 ! Au plan thérapeutique, on en est encore aujourd’hui au niveau du consensus d’experts mais les études conduites en zone épidémique apporteront sans doute des progrès pour les patients. Pour l’avenir, la prévention passera sans doute le développement de candidats vaccins, déjà à l’étude.
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