Le comité Nobel a décidément un faible pour l’ARN. Après avoir récompensé, en 2023, la mise au point des premiers vaccins à ARN messager (ARNm), il attribue cette année le prix de physiologie ou médecine à Gary Ruvkun (département de biologie moléculaire de l’hôpital général de Boston) et Victor Ambros (Fondation Worcester pour la recherche biomédicale) pour leur découverte conjointe des premiers microARN (miR). Ces courts morceaux d'ARN capables de réguler très finement l'expression génique étaient inconnus jusqu'aux années 1990 et se sont révélés communs à une très grande partie du monde vivant. « Trente ans après, nous vivons encore les répercussions de ces travaux, réagit Hervé Seitz, spécialiste des microARN à l’Institut de génétique humaine de Montpellier. C'est devenu un champ de recherche absolument monstrueux. »
Pour les experts consultés par Le Quotidien, une injustice est réparée. Ce n'est en effet pas la première fois que des ARN non codants sont mis en avant par le comité Nobel. En 2006, Andrew Fire et Craig Mello étaient récompensés pour leurs travaux sur les petits ARN interférents (siARN). « Toute la communauté des chercheurs travaillant dans le champ des ARN non codants avait été étonnée que Ambros et Ruvkun ne reçoivent pas également le Nobel à l'époque, se souvient Jérôme Cavaillé, chercheur CNRS à l'unité de biologie moléculaire, cellulaire et du développement du centre de biologie intégrative de Toulouse. Les siARN partagent de nombreux points communs avec les microARN et n’auraient jamais été découverts sans leur contribution. » Par exemple, ils ont les mêmes enzymes Dicer nécessaires à leur maturation par clivage et tous deux besoin de la protéine Argonaute 2 pour interagir avec l’ARNm. Dans le monde végétal, ils forment une seule et unique catégorie d’ARN non codant.
La découverte de Ruvkun et Ambros déconstruit le paradigme voulant que la régulation des gènes codants ne passe que par des protéines
Une démonstration qui ne manque pas d’élégance
Au début des années 1990, Gary Ruvkun et Victor Ambros ont comme modèle le Caenorhabditis elegans, cet organisme modèle en génétique d'un peu moins de 1 000 cellules. Plus précisément, les deux jeunes chercheurs, alors au Massachusetts Institute of Technology (MIT), tentent de comprendre le fonctionnement d'une mutation responsable d'un trouble du développement larvaire. « Le plus intrigant, c'était que la mutation en question affectait une région du génome ne comprenant aucun gène codant pour une protéine », ajoute Jérôme Cavaillé. Or le paradigme de l’époque voulait que les cellules eucaryotes ne régulent leurs gènes codants que via des protéines.
Victor Ambros a une première intuition. Avec sa femme, Rosalyn Lee, il vérifie qu’un ARN est tout de même transcrit à partir de cette « région sans gène ». Il identifie ainsi Lin 4, un gène produisant un ARN non codant (1). Son collègue Gary Ruvkun s'intéresse à un autre gène du nématode, Lin 14, et publie dans le même numéro de Cell une étude démontrant que Lin 14 est bloqué par l'expression de Lin 4 (2). Les deux chercheurs concluent que le petit morceau d'ARN de 20 nucléotides produit par Lin 4 se fixe sur l'ARN codé par Lin-14 et bloque totalement sa traduction en protéine.
Leur grande contribution est d'avoir montré qu'il existait toute une palette d'activation des gènes
Jérôme Cavaillé
Chercheur CNRS à Toulouse
« À l’époque, l'idée dominante était qu'un gène ne pouvait être qu'actif ou inactif, selon la présence ou non de facteurs de transcription, explique Jérôme Cavaillé. La grande contribution de Ruvkun et Ambros est d'avoir montré qu'il existait toute une palette de niveaux d'activation. » Mais, en 1993, c’est avant tout l’incroyable concept d’ARN non codant qui voit le jour. « Nous possédons environ 20 000 gènes codant pour des protéines, certains auteurs évoquent la possibilité de 100 à 200 000 gènes non codants impliqués dans la régulation de l'expression du génome ! », explique Jérôme Cavaillé.
Deux études passées inaperçues
Les travaux passent pourtant inaperçus. « On considérait qu'il s'agissait d'une simple bizarrerie ne concernant qu'un ver auquel peu de monde s'intéressait, contextualise Hervé Seitz. Victor Ambros a même été poussé vers la sortie du MIT. Mais il a continué rigoureusement ses recherches dans la modeste université de Dartmouth, dans le New Hampshire. »
En 2000, c'est le coup de théâtre ! Une nouvelle publication importante de Gary Ruvkun décrit chez le nématode un nouveau gène codant pour un microARN, et surtout démontre qu’il est commun à l'ensemble des animaux triblastiques à symétrie bilatérale et à trois feuillets embryonnaires. « C’était l’époque où l’on séquençait de plus en plus de génomes animaux, se rappelle Hervé Seitz. Ils ont recherché la séquence isolée chez le ver dans une douzaine d’autres animaux. Il a fallu reculer jusqu’à l’anémone de mer pour ne plus la retrouver. »
Plus de trente ans après les travaux fondateurs de Victor Ambros et Gary Ruvkun, le fonctionnement des microARN est mieux connu. On sait désormais qu'ils forment des complexes ribonucléiques (RNP) extrêmement stables avec plusieurs protéines, capables de reconnaître et réguler des ARN messagers. Ces complexes interviennent à de multiples niveaux : de la transcription au ribosome en passant par l'interaction avec les protéines de maturation de l'ARN.
Le thermostat de l’expression génique
Les microARN bloquent très rarement l’expression totale d’un gène. Le phénomène décrit par Ambros et Ruvkun en 1993 est finalement assez atypique. « Ce n’est pas un système on/off mais plutôt une sorte de “thermostat” de la transcription, illustre Jérôme Cavaillé. De fait, la conjugaison de plusieurs microARN, chacun capable de réduire l'expression d'un gène de quelques dizaines de pourcents, permet une forme d’homéostasie de la cellule. »
L'ensemble est d'autant plus résilient qu'il présente des redondances : plusieurs microARN peuvent interagir avec différents types d'ARN codant et un même ARN codant peut interagir avec plusieurs microARN. Les travaux récents ont cependant montré que cette régulation peut être mise à mal dans les cancers. De nombreux articles montrent une corrélation entre perte de nucléotides de microARN et augmentation du risque prolifératif.
(1) R. C. Lee et al., Cell, n°75, vol 5, 843-854
(2) B. Wightman et al., Cell, n°75, vol 5, 855-862
Les microARN se font attendre en clinique
Les microARN (miR), dont l’activité est dérégulée dans diverses pathologies (cancers, maladies cardiovasculaires, métaboliques etc.), ont un potentiel médical immense (1, 2). Mais transposer une découverte fondamentale à la pratique prend du temps et aucune application concrète n’a encore vu le jour. Les miR sont rêvés comme marqueurs diagnostiques et pronostiques mais aussi en thérapeutique. L’idée est de retrouver une activité régulatrice normale en stimulant la formation d’une protéine grâce à des inhibiteurs de miR, ou en la freinant via des miR synthétiques détruisant un ARNm cible. Des essais sont en cours pour identifier des miR biomarqueurs diagnostiques de cancers (vessie, sein, poumon, etc.). En infectiologie, les profils miR dans les fluides biologiques pourraient distinguer un individu sain d’un individu malade. L’étude MesomiR 1 a testé des miR-16 synthétiques pour traiter le mésothéliome ; une autre, les miR-34 dans le mélanome, sans débouchés cliniques.
(1) K. Grillone et al., J Transl Med, 2024, doi : 10.1186/s12967-024-05554-4
(2) S. Nunes et al., Non-coding RNA Research, 2024, doi : 10.1016/j.ncrna.2024.09.005
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