LE QUOTIDIEN : Vous avez fait l’essentiel de votre carrière aux États-Unis après des études et un clinicat à l’hôpital Necker-Enfants malades. Quel motif vous avait incité à partir à l’époque ?
Pr BANA JABRI : Aux États-Unis, même quand vous êtes jeune, on vous donne la possibilité d’ouvrir votre propre laboratoire et de le diriger de façon indépendante, à partir du moment où vous prouvez que vous pouvez publier et obtenir des financements. En France, la hiérarchie et l’ancienneté occupaient une place trop importante. J’ai pu m’épanouir en continuant à travailler à la régulation de l’immunité intestinale et la maladie cœliaque.
Il y a eu un moment très important dans ma vie, lors de mon premier semestre d’internat à Necker où la clinique est combinée à de la recherche. Au moins 10 enfants, qui souffraient de diarrhée persistante sans cause identifiée dans ce service, ont dû être mis sous nutrition parentérale pendant des mois. Leur intestin était détruit sans que l’on sache pourquoi et les traitements immunosuppresseurs agressifs ne fonctionnaient pas à chaque coup.
À Necker, lors d’un cours sur l’immunité des muqueuses, quelqu’un nous avait montré dans un modèle in vitro une dégradation de portions d’intestin après activation du système immunitaire. Nous avons donc eu l’idée de faire des biopsies chez nos malades pour identifier les enfants ayant une suractivation du système immunitaire et mieux prescrire les immunosuppresseurs.
J’ai suivi le DEA de Pasteur, puis j’ai eu la possibilité d’aller aux États-Unis pour faire un stage de recherche en biochimie afin d’avoir les compétences les plus larges possible. J’y suis allée contre l’avis général : même à Necker, certains pensaient alors que les médecins devaient ne faire que de la médecine. À mon retour, il était toujours très difficile de concilier pratique clinique et recherche, au point que je ne savais pas si je pourrais continuer. C’est en partie pour ces raisons-là que j’ai décidé d’aller m’installer aux États-Unis.
Vous estimez que les choses ont changé depuis ?
Il y a bien un doctorat médecine et sciences proposé par l’Inserm, mais il ne concerne que les étudiants en médecine qui ne savent pas toujours quelle spécialité choisir. Il faudrait faciliter la formation à la recherche des médecins qui ont déjà été confrontés aux malades pour lesquels ils veulent s’impliquer.
À Chicago, vous dirigiez un important centre de recherche sur la maladie cœliaque, et vous étiez en train de créer un institut de recherche en immunologie. Pourquoi ce retour en France ?
Pour être franche, la première fois que le Pr Alain Fischer m’a parlé du comité international indépendant pour sélectionner le nouveau directeur de l’institut, cela ne m’intéressait pas beaucoup. Mais j’ai rencontré des médecins chercheurs qui m’impressionnent profondément, comme ce chirurgien spécialiste des craniosténoses originaire d’Iran qui a abandonné les mathématiques de haut niveau pour recommencer des études de médecine à partir de zéro. Aujourd’hui, il a mis au point un algorithme pour prédire l’évolution des patients après l’opération.
Et puis j’ai pu voir que la mentalité n’était plus la même que quand je suis partie. L’IHU donne plus de liberté et de flexibilité aux chercheurs. Le modèle est même plus avantageux par certains aspects que le modèle américain où la pression financière est énorme.
Votre chantier principal sera celui de l’attractivité de l’Institut. Concrètement, comment cela va-t-il se traduire ?
Je veux pouvoir recruter des jeunes qui puissent travailler de façon indépendante, sans être chargés de recherche, sous la direction d’un directeur de laboratoire. Il y a aussi la question du « package » proposé aux chercheurs.
Quand j'ai voulu lancer les chaires de professeurs juniors, il y a eu beaucoup de résistances. J'ai dû expliquer qu'avec 200 000 euros par projet, on n'y arriverait jamais. Nous sommes en train d'essayer de sécuriser des packages de 1,5 million d'euros qui iront avec ces chaires.
J'y tiens énormément car ce qui fait la force d'un institut, c'est la jeunesse. Il faut apprendre à faire confiance et à investir. C'est d'autant plus fondamental que les jeunes vivent une période difficile, ils ont du mal à croire en l'avenir. Il est important d’encourager leur indépendance.
Des donateurs n'auraient sans doute pas contribué si nous n'avions pas mis la jeunesse en avant
Quels sont les blocages pour changer les pratiques ?
En tout cas, il n’y a pas de barrière légale. Quand j’ai rencontré le Pr Fischer puis Alain Jeunemaître (directeur de Recherche à l’École polytechnique, spécialiste en management de l’innovation, NDLR), je me suis bien assurée qu’il n’y ait pas de loi qui interdise de recruter un chercheur de cette manière.
Il doit au moins y avoir une barrière financière. L’IHU dispose d’un produit d’exploitation de l’ordre de 40 millions d’euros, certes en forte augmentation, mais cela permet-il de telles dépenses ?
Nous avons fait des levées de fonds autour de la question des jeunes talents. Nous nous sommes rapprochés des philanthropes sur le thème de la jeunesse, et nous avons constaté que des donateurs, entreprises comme particuliers, n'auraient sans doute pas contribué si nous n'avions pas mis cette thématique en avant.
Quels sont vos projets en matière d'inclusion des femmes ?
Aujourd'hui, la moitié des chercheurs sont des femmes, y compris les chefs de laboratoire. Je viens de passer le concours du conseil national des universités, nous étions huit femmes pour un homme. Donc je crois que les efforts du passé ont porté leur fruit, mais une inégalité persiste en chimie et en mathématiques.
Au niveau de l'institut lui-même, il va falloir travailler sur un sujet qui a été difficile pour moi : concilier la maternité avec une carrière de jeune chercheuse. Si ma mère n'avait pas été là, je ne sais pas très bien comment je m'en serais sortie. On a une chance en France, c'est que les crèches sont ajustées sur le salaire. Ce n'est pas le cas en Allemagne ni aux États-Unis.
Nous sommes en train de négocier l'acquisition d'un parc immobilier pour proposer des logements à moindre coût aux jeunes chercheurs. On voudrait aussi réfléchir à un complément de bourses pour ceux qui partiront avec leur famille faire des formations à l'étranger.
Plus de 90 % de notre génome est non codant, nous devons développer des approches pour le comprendre
Quels sont les axes scientifiques et médicaux sur lesquels l’institut devra se concentrer dans les 10 ans qui viennent ?
L'ADN de l'institut est de guérir les maladies génétiques, mais il faut se demander ce que cela signifie aujourd'hui. Plus de 90 % de notre génome est non codant et dédié à la régulation. Nous pouvons développer des approches pour comprendre ce génome non codant. Les cohortes de maladies rares sont petites, mais avec une analyse clinique extrêmement détaillée et une richesse du phénotypage absolument unique. Cela suppose que nous ayons la force bio-informatique pour intégrer toutes ses données et arriver à des modèles que l'on peut tester.
Nos premiers échanges concerneront donc l'IA et les technologies de l'information, afin d'attirer les gens qui nous permettront de travailler sur les langages naturels, l'intégration des modèles omiques, dont les génomiques.
Qu’envisagez-vous pour la recherche appliquée ?
Une autre de mes priorités sera de savoir comment on va de la découverte d'une cible vers ce que l'industrie pharmaceutique appelle « un lead ». C’est de la recherche plus appliquée, plus précise, qui n’intéresse pas les laboratoires pharmaceutiques car elle reste très aléatoire.
Je pense qu'il serait intéressant de construire, autour de la chimie biologique, une structure dédiée. C'est déjà ce que fait l'institut Curie, ou encore le chimiste Chaitan Khosla avec l'institut IMA (pour Innovative Medicine Accelerator, NDLR) à Stanford. Ils ont recruté, dans l'industrie, des chercheurs habitués à accompagner la transformation d'une idée en médicament.
Depuis sa création, l'IHU a reçu 81,7 millions de fonds publics d'amorçage. Ce financement arrivera à échéance en décembre prochain. Est-il nécessaire de le reconduire ?
Oui, il va y avoir pour cela l'année prochaine une évaluation par le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, qui est essentielle pour montrer notre importance. L'État doit investir dans des IHU comme Imagine, car la science et la médecine évoluent à une telle vitesse, qu'il faut des lieux capables d’innover et de s'adapter. Cet argent permet de servir tout un écosystème.
Les IHU, en contrepartie, doivent comprendre leurs responsabilités vis-à-vis de la société française. Nous devons rendre accessible aux autres les outils de bio-informatique que nous serons amenés à mettre au point.
Repères
1994
Entrée au service de gastro-entérologie pédiatrique de l’hôpital Necker-Enfants malades (AP-HP) où la Pr Bana Jabri se spécialise dans les maladies cœliaques auto-immunes
2002
Arrivée à l’université de Chicago où elle deviendra professeure titulaire en 2011 ; elle y créera son propre laboratoire de recherche
2011
Direction du centre de recherche sur la maladie cœliaque de Chicago
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