Comment établir un pronostic neurologique précis chez un patient souffrant d’un trouble sévère de la conscience, coma, état végétatif, ou conscience minimale ? C’est l’un des défis les plus difficiles en réanimation, tant sur le plan médical, scientifique, qu’éthique.
« Ces patients en réanimation, avec des machines de suppléance d’organe (type ventilation artificielle), peuvent mettre beaucoup de temps à retrouver un état de conscience. On peut se demander alors s’ils vont vraiment récupérer, et si oui, avec quelles séquelles », commente auprès du Quotidien le Dr Benjamin Rohaut, neurologue-réanimateur (Sorbonne Université/AP-HP). Obtenir des réponses les plus précises possibles sur les capacités de récupération cognitive du patient est un véritable challenge. « On essaie de prédire le futur, pour un cerveau abîmé, alors que les dimensions cognitives sont complexes et très imparfaitement connues », résume le spécialiste.
Actuellement, le pronostic neurologique est établi à partir de plusieurs indicateurs, dont l’examen de l’anatomie du cerveau (scanner et IRM) et de son fonctionnement (électroencéphalogramme [EEG]). « Même avec ces informations, demeure souvent une part d’incertitude dans le pronostic, qui peut avoir des conséquences sur les prises de décision médicales. Or, ces patients sont souvent très fragiles et exposés à de nombreuses complications, ce qui pose à chaque fois la question de l’intensité des soins », explique le Dr Rohaut.
Lorsque l’incertitude est grande, les recommandations européennes et américaines plaident en faveur d’une évaluation multimodale, combinant clinique, électrophysiologie et neuro-imagerie. Mais celle-ci n’a jamais encore été validée en pratique. Un groupe de cliniciens chercheurs de l’Institut du Cerveau et de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière (AP-HP), mené par le Pr Lionel Naccache (Sorbonne Université/AP-HP), les Drs Jacobo Sitt (Inserm) et Benjamin Rohaut a donc évalué la performance d’une telle approche, et montré en quoi elle permet de réaliser de meilleurs pronostics. Des résultats publiés dans Nature Medicine le 30 mai.
Association avec les résultats fonctionnels à un an
Les chercheurs ont évalué 349 patients adressés au service de médecine intensive et réanimation à orientation neurologique de la Pitié Salpêtrière entre 2009 et 2021. Plus de 63 % étaient des hommes, d’âge médian 53,2 ans, avec des antécédents médicaux dans plus de 70 % des cas. Le trouble de la conscience provenait dans 36 % des cas d’anoxie, dans 19 %, de lésion cérébrale traumatique et dans 14 % d’accident vasculaire cérébral (AVC). « Ces patients nous étaient adressés car le bilan de première intention ne permettait pas de poser sereinement un pronostic », précise le Dr Benjamin Rohaut.
Composée de neurologues, neurophysiologistes, neuroradiologues, neuroscientifiques, l’équipe « DOC » (pour Disorders of Consciousness) a, au fil des ans, enrichi son bilan neuropronostique de nouveaux marqueurs, portant leur nombre de quatre à 12*. « Pour les troubles de la conscience, aucun marqueur n’est à lui seul suffisamment performant pour établir un pronostic fiable », rappelle le Dr Rohaut.
Aussi les chercheurs ont-ils combiné évaluations cliniques, algorithmes d’analyse multivariés de l’EEG, IRM quantitative dite DTI, potentiels évoqués cognitifs (des réponses électriques à des stimulations sensorielles), etc. À l’issue de chaque évaluation, les chercheurs ont formulé un avis pronostique : « bon », dans 22 % des cas, « incertain » dans 45,5 % des cas et « défavorable » pour les 32,5 % restant.
Plus on augmente le nombre d’outils d’évaluation d’un trouble de conscience, plus on est capable de se prononcer sur le pronostic avec précision
Dr Benjamin Rohaut, neurologue-réanimateur (Sorbonne Université/AP-HP)
Premier résultat, le pronostic ainsi réalisé se révèle significativement associé aux résultats fonctionnels à un an. Les patients avec un « bon pronostic » avaient 33 % de chance de voir leurs capacités cognitives évoluer favorablement (définies par un score entre 4 et 8 sur l’échelle de Glasgow GOS-E allant de 0 à 8) ; les autres au pronostic jugé « incertain » avaient seulement 20 % de chance, et aucun des patients évalués « défavorables » n’avait retrouvé un état de conscience après un an. À noter, il y avait dans le groupe de bon pronostic moins d’états végétatifs (1,8 %) que dans ceux au pronostic incertain (5,6 %) ou défavorable (13,5 %), mais une proportion plus grande de patients avec des handicaps sévères les rendant totalement dépendants.
Deuxième observation : cette performance pronostique était corrélée au nombre de modalités utilisées : plus les indicateurs utilisés étaient nombreux, plus grande était la précision du pronostic. La proportion de diagnostics incertains passe de 57,5 % à 32 % entre une évaluation fondée sur moins de six modalités, et une autre fondée sur plus de six. La précision des pronostics augmente, elle, de 66 % à 84 %.
« On aurait pu craindre que multiplier le nombre d’examens, en augmentant la probabilité d’avoir des résultats discordants, accentue l’incertitude et la complexité d’un choix. Or non ! Plus on augmente le nombre d’outils d’évaluation d’un trouble de conscience, plus on est capable de se prononcer sur le pronostic avec précision », insiste le Dr Rohaut. « Le projet de soins pour le patient est d’autant plus étayé, même si le neuropronostic est loin d’être le seul déterminant : nous prenons aussi en compte les souhaits du malade quand on y a accès, les discussions avec la famille, l’environnement institutionnel et matériel… », ajoute-t-il. Et de souligner l’importance des réunions hebdomadaires où sont discutées les situations de chaque patient, l’équipe multidisciplinaire tentant de donner sens à l’ensemble des résultats des examens. « À l’avenir, on pourrait imaginer une IA qui prenne en compte toutes ces données et livre un score pronostique global, mais l’analyse humaine, critique, devra garder le dernier mot », considère le Dr Benjamin Rohaut.
Une standardisation de l’approche multimodale délicate
« Cette étude au long cours montre pour la première fois le bénéfice de l’approche multimodale, ce qui constitue une information essentielle pour les services de réanimation du monde entier. Elle permet aussi de valider empiriquement les recommandations récentes des académies européenne et américaine de neurologie », détaille le Dr Jacobo Sitt dans un communiqué de presse.
Mais la généralisation de l’approche multimodale reste une gageure et l’étude se garde de recommander une liste d’examens à pratiquer. « Toute équipe dépend des outils auxquels elle a accès. Pour l’instant les évaluations sont spécifiques à chaque institution », reconnaît le Dr Benjamin Rohaut. Si la majorité des centres possède pour les bilans de première intention une expertise clinique, l’EEG, un IRM et un scanner, l’hôpital de la Pitié Salpêtrière se distingue par son expérience des potentiels évoqués cognitifs (qui permet de classer la fonction cérébrale en quatre niveaux selon la réponse, observée via EEG, du patient à des sons) et d’une analyse multidimensionnelle de l’EEG (complexité du signal, puissance dans différentes bornes spectrales, ou marqueurs de connectivité fonctionnelle entre différentes régions cérébrales). L’équipe utilise aussi un outil de mesure quantifiée de la fraction d’anisotropie de la substance blanche (qui renseigne sur son altération) et pratique la recherche de dissociation cognitivo-motrice en analysant l’activité cérébrale (à l’EEG) d’un patient à qui l’on demande de bouger la main.
« Nous proposons de construire un maillage de collaborations au niveau national et européen. Grâce à l’utilisation d’outils de télémédecine et d’analyse automatisée de l’EEG ou de l’imagerie cérébrale, tous les services de réanimation pourraient disposer d’un premier niveau d’accès à l’évaluation multimodale. Si elle s’avérait insuffisante, un recours à un centre régional expert apporterait une évaluation plus poussée. Enfin, dans les situations les plus complexes, il serait possible de solliciter tous les experts disponibles, où qu’ils soient », conclut le Pr Lionel Naccache dans le communiqué.
*Les quatre premiers marqueurs sont : CRS-r (Coma Recovery Scale revised), EEG (Electroencephalographie) SSEP (Somatosensory Evoked Potential), et ERP (Event related potential). Puis en 2011 a été intégré Four (Full Outline of Unresponsiveness score), en 2013, RS-fMRI : Resting State-functional IRM, en 2015, FA (Fractional Anisotropy), 2016, Pet-index, 2020, Doc-Feeling, et hASR (habituation of Auditory Startle Reflex), et 2021, motor task et Cognitive Motor Dissociation.
Rohaut B. et al., Nature Medicine, 2024. DOI :10.1038/s41591-024-03019-1
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