Les traitements de l’addiction à l’alcool sous le prisme des neurosciences

Par
Publié le 21/06/2024
Article réservé aux abonnés

Trouver un traitement efficace dans le trouble de l’usage de l’alcool relève parfois du parcours du combattant, tant les différences interpersonnelles sont grandes. Pour aider les cliniciens à s’y retrouver, les neuroscientifiques ont réalisé d’importants progrès, qui pourraient se concrétiser par des marqueurs de réponse aux traitements.

L’imagerie cérébrale permet de décrire les mécanismes centraux neurobiologiques de l’addiction à l’alcool

L’imagerie cérébrale permet de décrire les mécanismes centraux neurobiologiques de l’addiction à l’alcool
Crédit photo : VOISIN/PHANIE

« Les patients qui parviennent à se sevrer sont trop peu nombreux », regrette le Dr Patrick Bach, de l’institut central pour la santé mentale de Mannheim (Allemagne), venu faire une présentation sur les apports des neurosciences pour identifier des marqueurs d’efficacité des traitements de l’alcoolodépendance au congrès international d’addictologie de l'Albatros, à Paris.

Les médicaments approuvés dans le trouble de l’usage de l’alcool sont encore peu nombreux : le disulfirame, la naltrexone, le nalméfène et l’acamprosate. En France, après un long feuilleton, le baclofène a également été autorisé dans cette indication.

Les réponses à ces différentes molécules sont très variables d’un patient à l’autre, et il est encore hasardeux de tenter des associations. « Il faut que nous trouvions des marqueurs de l’effet réel de ces différentes molécules », poursuit le Dr Bach. Et l’addictologue entend bien les trouver grâce aux progrès de l’imagerie cérébrale, via la mesure de la réponse à certains stimuli visuels.

Le craving, symptôme cardinal

D’un point de vue clinique, le craving est le symptôme le plus caractéristique de la dépendance à l’alcool. Or, ce dernier peut être induit par des stimuli visuels, olfactifs ou auditifs associés à l’usage de la substance, appelés cues en anglais.

En 2014, l’étude allemande Predict (1) était arrivée à la conclusion que ni la naltrexone, ni l’acamprosate n’amélioraient significativement la prise en charge de l’alcoolodépendance comparés à un placebo. Ne s’avouant pas vaincue, l’équipe de recherche avait monté une étude ancillaire à partir des données des participants, et identifié le potentiel de l’IRM fonctionnelle à prédire la neuro-réponse aux cues chez des patients traités par la naltrexone, et la corrélation qui peut être faite avec l’efficacité du traitement.

Il faut que nous trouvions des marqueurs de l’effet réel de ces différentes molécules

Dr Patrick Bach, Institut central pour la santé mentale de Mannheim (Allemagne)

Les auteurs avaient testé la réactivité neuronale après et avant la prise de naltrexone. En particulier, ils ont mesuré, chez 64 patients alcoolodépendants récemment sevrés, l’activation de la voie mésocorticolimbique, qui serait liée aux comportements de rechute d’après la littérature, en réponse à des stimuli visuels en lien avec la consommation d’alcool. Les chercheurs estimaient toutefois à l’époque que de tels marqueurs n’auraient a priori pas d’utilité en dehors de la recherche.

Dix ans plus tard, les choses ont bien changé, puisqu’une revue de la littérature publiée dans le Jama Psychiatry (2) estime au contraire que l’état des connaissances sur la réactivité aux cues mesurée par imagerie (ou FDCR pour fMRI of Drug Cue Reactivity) permet désormais de caractériser plusieurs mécanismes centraux de la neurobiologie de l’addiction. « Même si aucun test de réactivité aux médicaments contre l’alcoolodépendance n’a encore été approuvé pour l’évaluation des traitements ou pour une utilisation en clinique […], il y a désormais une route pour le développement, la réglementation et la qualification de biomarqueurs fondés sur la FDCR », avait conclu le collectif de chercheurs regroupés au sein de l’initiative sur la réactivité aux signaux de dépendance (Acri).

Un intérêt clinique pour le suivi des patients

En 2018 puis en 2021, l’équipe du Dr Bach franchit un palier supplémentaire. Elle parvient à suivre l’évolution de l’efficacité d’un traitement chez un même patient, au fil du temps et des changements de doses, et à faire une classification entre patient répondeur et non répondeur. « Si l’on classe les patients en fonction de leur réponse aux stimuli visuels, on constate qu’il faut traiter 12,1 patients ayant une faible réactivité aux cues pour éviter une rechute alors qu’il suffit d’en traiter 1,8 dans le groupe ayant une forte réponse, et dont le risque de craving est important », rapporte le médecin allemand.

« Nous sommes toutefois encore loin d’avoir un marqueur efficace de la susceptibilité au traitement et du risque de rechute, prévient le Dr Bach. Nous devons encore passer par des étapes de développement et de discussion avec les agences sanitaires. »

Ocytocine, CBD, sémaglutide

En parallèle à ces travaux sur les biomarqueurs, l’addictologue œuvre activement à la recherche de nouveaux traitements, dont l’ocytocine, le cannabidiol (CBD) et le sémaglutide.

En ce qui concerne l’ocytocine intranasale, l’aventure commence en 2013, avec des petites séries de patients (3). Les premières données sont encourageantes, avec une diminution des symptômes de sevrage, du craving et de l’anxiété. Toutes les tentatives suivantes ont donné des résultats bien plus mitigés. « L’effet semble limité aux 20 à 70 minutes qui suivent la prise », avance le Dr Bach.

Deux études randomisées ont été entreprises par son groupe de recherche toujours en se fondant sur les neurosciences. Selon leurs données, l’ocytocine a un effet positif sur la connexion entre le noyau accumbens et le cortex préfrontal. « Plus cette connexion est forte, plus le phénomène de craving est faible, affirme le Dr Bach. Nos données montrent également que l’ocytocine réduit la réponse aux émotions négatives, ce qui a, à son tour, un effet sur le risque de craving. »

Pour le cannabidiol, une étude française avait déjà constaté en 2014 que la prise était associée à une diminution de la consommation d’alcool dans un modèle animal de souris (4). Ces résultats ont conduit les médecins des services d’addictologie du centre hospitalier Le Vinatier (Lyon) et du CHU de Lille à lancer un programme de développement clinique. L’étude de phase 2 Caramel est en cours. En 2021, des chercheurs américains ont pour leur part mené une étude observationnelle (5) sur 120 adultes co-consommateurs d’alcool et de cannabis à qui il a été demandé de consommer pendant cinq ans l’une des trois catégories de cannabis légalement disponibles (THC dominant, CBD dominant et mix CBD/THC). Les patients du groupe CBD dominant buvaient en moyenne moins de verres d’alcool chaque jour et pouvaient passer plus de jours sans boire d’alcool.

Que peuvent nous apprendre les neurosciences sur l’effet du cannabidiol dans la consommation d’alcool ? Comme pour l’ocytocine, les premiers travaux menés en 2014 semblent indiquer un effet bénéfique sur la connectivité cérébrale. « Le problème de ces travaux est qu’ils ont été menés avec des produits commerciaux aux fortes variabilités interindividuelles en ce qui concerne les taux sanguins de CBD », prévient le Dr Bach, qui participe à un essai en cours avec des produits dont la teneur en CBD est normalisée.

Quant au sémaglutide, les données chez le rat semblent indiquer que l’analogue de GLP-1 très en vogue a aussi un effet bénéfique sur la prise d’alcool. Autre résultat : testée sur 153 consommateurs d’alcool obèses (indice de masse corporelle supérieure à 30), la prise de sémaglutide ou de tirzépatide (analogue double de GIP/GLP-1) est associée à une diminution autorapportée du nombre moyen de verres d’alcool consommés, du craving et de l’envie de boire en général. D’autres travaux associent la prise de sémaglutide avec un moindre risque d’accident et d’hospitalisation chez les gros buveurs. Des conclusions étayées par des données en vie réelle ont été publiées le 28 mai dernier. Dans ce cas aussi, des travaux ont commencé, pour exploiter le PET IRM pour monitorer les effets cérébraux du sémaglutide, et ainsi compléter ces données cliniques.

(1) K. Mann et al., Addiction Biology, décembre 2012, doi.org/10.1111/adb.12012
(2) JAMA Psychiatry. 2024;81(4):414-425. doi:10.1001/jamapsychiatry.2023.5483
(3) C. Pedersen et al., Alcoholism: Clinical and Experimental Research, mars 2013, volume 37, issue 3,
pages 361-537 
(4) J. de Ternay et al., Frontiers in Pharmacology, mai 2019, doi.org/10.3389/fphar.2019.00627
(5) K. Mueller et al., Psychology of Addictive Behavior, 2021, doi.org/10.1037/adb0000706


Source : Le Quotidien du Médecin