Diffusé sur Prime Video, le documentaire Strong, aussi forts que fragiles, pose un regard neuf sur la santé mentale et la dépression dans le sport de haut niveau, à travers les témoignages du surfeur Jérémy Florès, du nageur Camille Lacourt, du handballeur Valentin Porte ou de l’escrimeuse Ysaora Thibus. Le film est enrichi des éclairages du Dr Stéphane Mouchabac, psychiatre à l'hôpital Saint-Antoine (AP-HP). Pour Le Quotidien, il revient sur ce sujet tabou chez les sportifs de haut niveau. Mais aussi sur la prise en charge de la dépression en population générale.
LE QUOTIDIEN : Que retenez-vous de ce documentaire ?
Dr STÉPHANE MOUCHABAC : Il montre bien ce qu’est un épisode dépressif caractérisé, qui n’a rien à voir avec une petite déprime. La déprime est un phénomène quasi normal, passager. Les émotions négatives sont des informations qui nous aident à nous réajuster, nous adapter au monde qui nous entoure, nous guider dans la recherche de solutions.
Par contre, la dépression, c’est un emballement de ce système naturel. Et, dans le milieu sportif, ces mécanismes normaux sont amplifiés. Le film permet de différencier ces tableaux et d’aider à lutter contre les idées préconçues. Il montre que la dépression peut arriver à tout le monde, même aux personnes qui nous paraissent les plus exceptionnelles, les plus fortes, les plus invincibles. Comme tout le monde, ces sportifs, que l’on imagine invulnérables, sont exposés à des événements de vie difficiles : deuil, séparation, etc. À l’image de Valentin Porte qui bascule dans la dépression quand sa femme le quitte.
Quels facteurs peuvent provoquer des dépressions chez ces sportifs ?
Ces sportifs sont soumis à une pression monumentale dans le cadre de leur travail. On entend souvent « l’essentiel, c’est de participer ». Mais, pour les sportifs de haut niveau, l’essentiel, c’est de gagner ! Leur vie professionnelle est construite sur la quête de victoires. Ils n’ont pas véritablement droit à l’échec. D’autre part, il faut faire énormément de sacrifices pour arriver au très haut niveau. Or, quand on fait des sacrifices depuis tout jeune, on néglige certains domaines pourtant essentiels à notre construction : relations affectives, activités périscolaires, etc.
Il y a aussi, bien sûr, la pression des médias, des sponsors, etc. D’autant plus que, avec l’avènement des réseaux sociaux, les sportifs sont exposés en temps réel. Un sportif peut passer d’un statut à l’autre en un claquement de doigts. En cas de défaite, il devient tout à coup un moins que rien, alors que c’était un héros la semaine précédente. On demande à ces sportifs un statut d’invincibilité. Par procuration, on place beaucoup d’espoirs en eux. En cas d’échec, c’est difficile à supporter. Cela peut générer un ajustement émotionnel négatif et dépressif.
Enfin, quand vous rencontrez le très haut niveau, vous vous retrouvez éloigné de votre environnement familial qui peut être protecteur à des moments importants de votre vie.
Dans le film, Ysaora Thibus dit : « Ton estime de toi est collée au résultat »...
Oui, dans la dépression, on observe souvent une perte de l’estime de soi. Certains vont se critiquer pendant l’épisode dépressif car la configuration biologique de la dépression nous amène à sélectionner les événements difficiles de notre vie, les souvenirs négatifs qui sont parfois liés à des échecs passés. Il y a souvent des biais de négativité dans la dépression.
Comment les sportifs peuvent anticiper le syndrome de la petite mort ?
Il est compliqué d’anticiper un futur lointain quand vous êtes concentré sur des objectifs à court et moyen terme. Même s’ils savent que la petite mort peut arriver, ils ne s’en préoccupent pas toujours. En général, la retraite entraîne une perte de salaire, d’environnement social, de statut social. Mais, pour ces sportifs de haut niveau, cela survient beaucoup plus tôt. Et pour certains, c’est difficile de quitter un environnement qui les a bâtis.
Certains se demandent : « Quels sont désormais mes objectifs de vie ? » Or, ne pas avoir d’objectif, c’est quelque chose de très compliqué. Les mots « motivation » et « émotion » ont la même racine latine, « motio », « movere »… Les émotions nous aident à nous mettre en mouvement, dans un sens ou dans l’autre. Mais, quand on arrête sa carrière, la motivation n’est plus nécessaire ou n’est plus là, et les émotions ont tendance à devenir négatives.
La perte de plaisir revient régulièrement dans la bouche de ces sportifs…
Oui, le plaisir, c’est ce qui va vous permettre d’anticiper un résultat. Quand vous faites une action, vous vous dites d’abord (inconsciemment) : « Qu’est-ce que cela va me rapporter sur le plan mental ? » Une fois que vous l’avez fait, vous ressentez la récompense, donc vous y retournez la fois d’après. Chez le déprimé, l’anticipation marche mal, car on pense que telle ou telle action ne va rien nous apporter. Deuxièmement, quand j’agis, je suis émoussé, je n’ai pas de plaisir, donc je me dis que ça ne sert à rien.
Vous parlez aussi de la balance bénéfices-coûts dans le film…
Tout à fait. Comment une personne détermine-t-elle la valeur d’un choix ? Elle fait en général le calcul suivant : le bénéfice attendu, moins son coût. Or, ce dernier est énorme pour un athlète car il fait de nombreux sacrifices. Prenez le coureur de 100 mètres. Il passe sa vie à s’entraîner, pour, au final, 10 secondes de course ! Si ses efforts ne débouchent pas sur des bénéfices, la balance mentale sera tellement négative qu’il peut finir par se demander : « Est-ce que tout cela vaut le coup ? ».
La plupart de ces sportifs réussissent à dépasser leurs épisodes dépressifs à travers le jeu, en dehors de leur environnement… Est-ce une bonne méthode ?
Oui, ils reprennent des activités en dehors de leur sport, sans la pression du résultat qui va avec, pour revenir à des sensations pures. Ils retirent la dimension compétition pour ne garder que le plaisir qui était au départ l’essence même de leurs choix. Cela revient à remettre en place le système du plaisir, de la récompense positive, pour réactiver les circuits qui ont été altérés. C’est un peu comme si on essayait de refaire marcher une vieille locomotive. Cela va remettre en place un cercle vertueux motivationnel. La dépression, ce n’est pas uniquement être triste, c’est aussi ne plus avoir envie. Et la machine se remet en route progressivement. Il faut reconnecter le désir, redonner du sens à sa vie, parce qu’il y a une perte de repères dans la dépression.
Comment améliorer le diagnostic et le dépistage de la dépression ?
À l’échelle individuelle, je comprends tout à fait qu’un collègue généraliste, qui a 12 ou 15 patients en salle d’attente, n’ait pas toujours le temps de faire un diagnostic de la dépression, car cela prend au moins 20 minutes. C’est un diagnostic complexe. Parfois, on n’est pas sûr de soi, on est obligés de les revoir.
Par ailleurs, il y a souvent beaucoup d’a priori sur ces patients qui ont un trouble psychique. Ils sont souvent soignés différemment, stigmatisés. Et puis, les signes peuvent parfois être un peu atypiques. Il faut donc penser à la dépression de manière élargie, et non pas uniquement de manière contextuelle, c'est-à-dire à travers des événements verbalisés. Certains ont des dépressions a minima parce qu’ils ont des conditions somatiques qui les favorisent.
Il faut donc aller chercher, là où on a tendance à séparer habituellement corps et esprit, car tout ceci est lié. Se dire, « cela peut exister chez un patient qui a une polyarthrite rhumatoïde ». Pas nécessairement parce que sa qualité de vie est altérée, mais aussi parce que, biologiquement, on sait que cela va modifier certains mécanismes du cerveau qui peuvent amener à avoir des items dépressifs. Cela nous oblige à ré-élargir notre champ, à voir cette maladie, non pas comme une maladie à part, mais comme une maladie d’organes parmi d’autres qu’il faut dépister.
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