LE QUOTIDIEN : Comment êtes-vous arrivée à vous spécialiser dans les crises non épileptiques psychogènes (Cnep) ?
Dr CORALINE HINGRAY : Lorsque j'étais interne en psychiatrie, je souhaitais travailler sur les interfaces neurologie/psychiatrie, plutôt dans la sclérose en plaques (SEP) au départ. On m'a conseillé d'aller voir des patientes en épileptologie qui présentaient des crises à la Charcot et dont beaucoup auraient été violées, selon les neurologues. J’y suis allée avec beaucoup d’a priori, de préjugés… Je craignais de me retrouver face à des hystériques, des personnalités histrioniques, théâtrales, séductrices, ambivalentes, etc.
La toute première patiente souffrant de Cnep que je rencontre va remettre en cause mes représentations de ces troubles dits conversifs. Elle présentait des crises très fréquentes, des blessures, même une fracture du poignet. Elle n’avait pas du tout de personnalité histrionique ; elle me raconte avec détachement qu'elle et sa sœur jumelle étaient victimes d'inceste, mais « qu'elle n'était pas là » pendant ces agressions multiples. Elle se sentait ailleurs, « à côté d'une rivière, où les oiseaux chantent ».
Cette patiente était en pleine dissociation : un mécanisme qui permet à la personne, pendant une agression, un viol, un trauma, de se déconnecter pour se protéger. Très utile au moment du traumatisme, le phénomène prenait plus tard la forme de ces fréquentes crises très handicapantes… L’association classique freudienne conversion, histrionisme et belle indifférence m’apparaît complètement erronée, le concept d'hystérie vole en éclat.
C'est ainsi que je me suis passionnée pour ce mécanisme de dissociation, à l'œuvre dans les Cnep, les plus fréquents des troubles neurologiques fonctionnels (TNF) qui représentent un quart des consultations en épileptologie.
L'un de vos projets est de changer la terminologie des Cnep. Pourquoi ?
Nous voulons sortir d'une détermination de ces crises par ce qu'elles ne sont pas. Et le terme « psychogène » ne veut rien dire, à mon sens, car il est bien trop large et stigmatisant pour les patients. On peut avoir ce type de crise sans être déprimé, anxieux ou traumatisé ; c’est un problème beaucoup plus lié aux émotions. De plus, cela renvoie à une notion non organique, comme s'il y avait le cerveau et un « esprit » au-dessus, entité non identifiée dont on serait malade.
Nous souhaitons donc parler de crise fonctionnelle dissociative. Le terme fonctionnel explique que cela n'est pas lésionnel mais est dû à un dérèglement « de logiciel » dans le cerveau. Le terme dissociatif évoque le détachement non volontaire.
Quel est le rôle du psychiatre dans les TNF ?
Les psychiatres spécialisés dans les TNF devraient pouvoir rencontrer tous les patients pour participer à la recherche des 3 P, les facteurs qui prédisposent, précipitent et perpétuent les symptômes. L’idée est de faire une cartographie personnalisée de ces facteurs. Existe-t-il des antécédents de trauma, une alexithymie, des comorbidités psychiatriques (troubles anxieux, dépression, etc.), des difficultés cognitives, des schémas de pensées spécifiques tels que le perfectionnisme et l'abnégation ? Quels facteurs, situations, émotions précipitent les troubles ? Qu’est-ce qui les maintient, tout en faisant très attention avec la notion bien trop réductrice de bénéfices secondaires ? Cela donne une carte d'identité qui conduit à des soins différents.
En cas de psychotraumatisme, de tendance dissociative, d'alexithymie, d'épisode dépressif, un patient peut être adressé à un psychiatre ou à un psychothérapeute, spécialisé cette fois, pas forcément dans le TNF, mais dans la problématique cible. Cet adressage ne doit pas être systématique ou flou : tous les patients présentant un TNF n'ont pas besoin d'une psychothérapie.
Dans quelle mesure le psychotraumatisme se retrouve-t-il dans les TNF ?
Dans 75 % des cas de TNF, on retrouve un psychotraumatisme, qu'il soit très répété dès l'enfance ou plus ponctuel. Parfois, il s'écarte de la définition classique - perte d'intégrité et menace de mort - pour prendre la forme d'un harcèlement, scolaire notamment, d'une maladie grave chez soi ou un proche, etc.
Mais attention aux raccourcis : le lien entre psychotrauma et TNF n'est pas systématique. Une personne présentant un TNF n'est pas forcément une victime de viol (même si c'est très fréquent). Dans une récente étude que nous avons publiée sur les Cnep, trois sortes de profil se distinguent : des personnes qui ont eu des traumas dès l'enfance et qui se poursuivent tout au long de la vie, d'autres qui ont eu des traumas circonscrits à l'enfance, et enfin ceux qui n'en ont jamais eu.
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