Le Quotidien : L’étude ORAL Surveillance a été le point de départ des différentes alertes de pharmacovigilance. Que révèle-t-elle exactement ?
Pr Avouac : ORAL Surveillance est une étude randomisée ouverte de non-infériorité, réalisée après la mise sur le marché de l’iJAK (tofacitinib). Elle compare la tolérance du tofacitinib (5 ou 10 mg deux fois par jour) aux anti-TNFα chez 4 362 patients de plus de 50 ans, atteints de polyarthrite rhumatoïde (PR), en réponse inadéquate au méthotrexate et présentant au moins un facteur de risque cardiovasculaire (CV) supplémentaire (1). Les premiers résultats ont montré une augmentation des accidents thromboemboliques graves sous tofacitinib comparés aux anti-TNF, en particulier de l’embolie pulmonaire avec un effet dose important. En effet, les patients traités deux fois par jour à la posologie de 10 mg ont basculé dans le groupe 5 mg. Cela a entraîné en 2019 la première alerte de l’instance américaine (FDA) et de l’agence européenne du médicament (EMA). Puis, en 2021, une deuxième alerte a mis en évidence un nombre plus élevé d’évènements CV majeurs : 3,4 % sous tofacitinib versus 2,5 % sous anti-TNF (les anti-TNF sont cependant associés à une diminution du risque CV, pouvant influencer le résultat). La population de l’étude présente aussi certaines spécificités. Trois facteurs de surrisque y sont observés : l’âge (31 % de patients de plus de 65 ans), le tabagisme (48 % de fumeurs ou anciens fumeurs) et des comorbidités au sein de la population américaine (10 % de sujets avec une maladie CV connue, ce qui est élevé). Enfin, un surrisque de cancer (notamment de tumeur pulmonaire) a été constaté sous tofacitinib (4,2 %), versus anti-TNFα (2,9 %), en particulier chez les patients âgés de plus de 65 ans et fumeurs (actifs ou sevrés).
Ces résultats ont-ils été confirmés en vie réelle ?
À partir des bases de données américaines, l’étude observationnelle STAR-RA s’est intéressée à la question, dans les conditions réelles d’utilisation. Les résultats ont montré qu’il n’y avait pas de risque accru d’évènements CV majeurs avec le tofacitinib, par rapport aux anti-TNF. Cependant, le tofacitinib était associé à un risque plus élevé, mais statistiquement non significatif, chez les patients atteints de PR et présentant des facteurs de risque CV (2). Concernant le possible développement de tumeur maligne, les résultats de l’étude STAR-RA n’ont pas mis en évidence de surrisque (3). Mais le suivi de cette étude était court (12 mois en moyenne). Dans l’étude ORAL Surveillance, le risque de cancer a été rapporté après 18 mois de traitement minimum et était plus prononcé à 24 mois.
Existe-t-il des données françaises en vraie vie ?
Une étude de cohorte observationnelle rétrospective, menée dans la PR, a utilisé la base française du Système national des données de santé (SNDS). Les 2 811 patients initiant après 2 017 le tofacitinib et les 36 767 démarrant un anti-TNF ont été suivis jusqu’au 31 décembre 2020. Au total, 61 % de la cohorte avaient au moins un facteur de risque CV (4). Les résultats n’ont pas montré d’augmentation du risque d’évènements CV majeurs sous tofacitinib, par rapport aux anti-TNF. Mais, il faut remarquer que les patients ont été suivis pendant la période d’alerte de l’EMA, conduisant les médecins à changer leur pratique et à ne pas prescrire chez les sujets à risque thromboembolique. Quant au risque carcinologique, il a également été étudié à partir du SNDS. Ainsi, 3 132 patients atteints de PR et traités par iJAK ont été appariés à 3 132 sujets sous anti-TNF. Le suivi médian était de 13,8 mois pour le groupe iJAK et de 15,1 mois dans le bras anti-TNF. Selon les résultats, l’exposition aux iJAK ne serait pas associée à un risque plus élevé de cancer, par rapport aux anti-TNF. Mais là encore, il faut pondérer car l’effectif de patients est limité et le temps de suivi trop court (5).
Que faire en pratique ?
Le comité pour l'évaluation des risques en matière de pharmacovigilance (PRAC) de l’EMA a recommandé que les iJAK ne soient utilisés qu’en l’absence d’alternative appropriée chez les patients âgés de plus de 65 ans, avec des facteurs de risque (d’évènements CV majeurs ou de cancer) ou consommant du tabac (ou ex-fumeurs). Ils sont à utiliser avec prudence chez les sujets présentant des facteurs de risque de thrombose veineuse. Même si l’étude ORAL Surveillance n’a porté que sur le tofacitinib, ces principes de précaution s’appliquent à tous les iJAK. Un effet de classe a été démontré pour le risque thromboembolique veineux (TEV). Mais ce n’est pas encore le cas pour le risque CV et carcinologique.
Quelle est la position de la SFR ?
La SFR vient d’élaborer des recommandations, très prochainement mises à disposition, et un algorithme décisionnel pour aider les rhumatologues à évaluer le risque CV et TEV avant la prescription. Les principes généraux du PRAC ont été repris. Mais nous avons affiné les définitions et distingué les patients à très haut risque CV (maladie CV établie, diabète de type 2 [DT2] compliqué, insuffisance rénale [IR] ou microangiopathie à trois différents sites, IR sévère) de ceux à haut risque CV (hypercholestérolémie familiale, DT2 non compliqué, IR modérée). Nous avons fait de même pour les facteurs de risque TEV. En l’absence d’alternative thérapeutique, la prescription devra être conditionnée à un avis spécialisé et collégial. Les iJAK constituent une grande avancée dans la prise en charge de nombreuses pathologies en rhumatologie, dermatologie, gastroentérologie… Il serait dommage de s’en priver. Il faut apprendre à les prescrire dans de bonnes conditions.
(1) Ytterberg SR et al. Cardiovascular and cancer risk with tofacitinib in rheumatoid arthritis. N Engl J Med 2022;386(4):316-26. (2) Khosrow-Khavar F et al. Tofacitinib and risk cardiovascular outcomes : results from the safety of tofacitinib in routine care patients with rheumatoid arthritis (STAR-RA) study. Ann Rheum Dis 2022;81(6):798-80. (3) Khosrow-Khavar F et al. Tofacitinib and risk malignancy : results from the safety of tofacitinib in routine care patients with rheumatoid arthritis (STAR-RA) study. Ann Rheum Dis 2022 ;74(10):1648-59. (4) Hoisnard L et al. Risk of major adverse cardiovascular and venous thromboembolism events in patients with rheumatoid arthritis exposed to JAK-inhibitors versus adalimumab : a nationwide cohort study Annal of the Rheumatic Diseases oct 2022. (5) Gouverneur A et al. JAK inhibitors and risk of major cardiovascular events or venous thromboembolism : a self – controlled case series study. Eur J. Pharmacol 2022 Dec 78(12):1981-90.
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