Martin Vetterli, directeur de l'École polytechnique fédérale de Lausanne : « Le CNRS doit revoir sa gouvernance stratégique »

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Publié le 24/11/2023
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Crédit photo : Christoph Ruckstuhl_NZZ

À la demande du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, Martin Vetterli a rassemblé 16 experts de 10 nationalités différentes pour évaluer la gouvernance du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Dans leur rapport rendu public ce 21 novembre, ils font le constat d'une institution puissante et prestigieuse mais empêtrée dans des lourdeurs administratives et sans vision stratégique.

LE QUOTIDIEN : Qu'est-ce que cela signifie aujourd'hui, « jouer un rôle stratégique » pour une institution de recherche ? Pourquoi estimez-vous que la direction du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) n'endosse pas ce rôle ?

MARTIN VETTERLI : Le CNRS est une institution majeure qui a besoin d'un processus pour définir une orientation stratégique de recherche, c’est-à-dire répertorier les sujets émergents sur lesquels mobiliser des ressources. Dans toutes les organisations internationales, un conseil d'administration est censé établir une stratégie, indépendamment de la présidence et sans conflit d’intérêts. Or, le PDG du CNRS (Antoine Petit, NDLR) est également le président du conseil d'administration, ce qui est certes plus pratique mais ne favorise pas la gouvernance stratégique. Quand nous avons fait remarquer ce point, nous avons provoqué des froncements de sourcils.

Par exemple, le conseil d'administration doit pouvoir mener une réflexion sur un sujet comme l'intelligence artificielle (IA) et proposer des grands programmes transversaux sur ce sujet. Mais quand on lit les comptes rendus du conseil d'administration du CNRS, on ne voit rien qui y ressemble à ce genre de travail.

Le conseil d’administration d'une institution aussi puissante que le CNRS doit comprendre des anciens prix Nobel, des experts internationaux, des représentants du ministère et pourquoi pas des syndicats.

Vous critiquez aussi le fonctionnement des unités mixtes de recherche (UMR) qui regroupent des chercheurs travaillant pour le CNRS et pour une université ou d'autres organismes. Que leur reprochez-vous ?

L'UMR est un peu l'unité de base de la recherche française et constitue un modèle très intéressant, mais leur fonctionnement est très compliqué. On y trouve, côte à côte, des maîtres de conférences assujettis à des heures d’enseignement et d'autres non. Les carrières ne sont pas les mêmes et la répartition des devoirs et des responsabilités au sein de ces unités n'est pas clairement explicitée. Il existe 1 000 UMR en France et presque autant de modes de fonctionnement différents. Cela tient donc à la bonne volonté des uns et des autres. Il faut des règles mieux établies.

Sur les 3,7 milliards de budget du CNRS, environ un quart provient de ressources propres. Est-ce assez au regard des standards internationaux ?

Environ 24 % des fonds du CNRS sont ce que l'on appelle des « ressources compétitives », c’est-à-dire des financements provenant de l'Agence nationale de recherche (ANR), de programmes européens ou d’interaction avec les industriels. Il est difficile de dire si le CNRS se repose trop sur le financement de l'État (les 76 % restants), comparativement à d'autres organismes, car tout dépend du contexte local.

Ce qui est certain, c'est que le financement de l’État ne va pas augmenter dans les années à venir. C'est pourquoi l'une de nos recommandations est de diversifier les financements pour faire face aux coûts croissant de la recherche.

Quel doit être la place du CNRS dans l'écosystème de la recherche française ? Il n'est plus aussi hégémonique qu'il y a une vingtaine d'années.

La recherche française est un peu comme un tangram (puzzle chinois à sept pièces avec lesquelles il faut reconstituer un carré, NDLR) dont le CNRS serait une très grosse pièce carrée. Il reste le plus gros opérateur de la recherche française, mais il n'est plus le seul, ni même majoritaire : les UMR rassemblent actuellement 100 000 chercheurs, dont 30 000 du personnel CNRS.

Ce qui a changé ces dernières années, c'est que les universités françaises sont plus orientées recherche qu'avant et disposent de leurs propres stratégies scientifiques. Le CNRS doit accompagner cette transformation.

Le rapport pointe un manque de reconnaissance et de dialogue avec les chercheurs. Pensez-vous que les chercheurs et techniciens ne sont pas assez rémunérés ?

Ce n'est qu'une partie du problème. Les salaires des chercheurs CNRS sont standards, mais ils ne suffisent pas à attirer et maintenir les talents dans un domaine aussi critique que l'IA. Le CNRS doit adopter une réflexion en profondeur sur ce que cela signifie d'évoluer comme chercheur au sein de cette institution.

Entre 2012 et 2020, le CNRS a réduit son nombre de chercheurs permanents de 4,3 %, du fait de la stagnation du budget accordé par l’État. La valorisation des carrières est trop lente, trop bureaucratique. Lors de nos entretiens, il nous a été dit que c'était une vraie fierté de travailler pour le CNRS mais que la bureaucratie étouffait tous le monde.

Propos recueillis par Damien Coulomb

Source : lequotidiendumedecin.fr