DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX À DUBLIN
BAGGOT STREET. Les panneaux « To let » se succèdent en cascade dans cette rue du centre de Dublin. Depuis deux ans, la crise économique secoue le pays de plein fouet. L’éclatement de la bulle immobilière a plongé l’île de 4,3 millions d’habitants dans le marasme. En novembre, le Tigre celtique a accepté le plan de sauvetage de l’Union européenne et du Fonds monétaire international (FMI) d’un montant de 85 milliards d’euros. Le pays devra rembourser. Dans ce contexte très particulier, et après la démission du Premier ministre Brian Cowen, les Irlandais sont appelés aux urnes vendredi pour des élections législatives anticipées. La gestion du système de santé est un enjeu majeur du scrutin. Le plan d’austérité quadriennal adopté par l’Irlande (voir ci-dessous) prévoit de très nombreuses économies pour le système de soins.
Une forte pression sociale.
Malahilde, banlieue nord de Dublin. Il est 19 heures et le Dr John Veale raccompagne son dernier patient. Dans la salle d’attente, les tarifs affichés par le médecin généraliste feraient pâlir d’envie ses confrères français. Consultation : 60 euros (la moyenne dans le pays, NDLR). Consultation de plus de 30 minutes : 80 euros. Consultation de plus de 60 minutes : 120 euros.
« Dans les bons jours, je reçois 30 à 40 patients, confie le Dr Veale. Ces derniers temps, les gens viennent moins me voir. Le nombre de patients privés a diminué significativement mais je vois plus de patients titulaires de la Medical Card [voir encadré] ». Le Dr Veale réalise 40 % de son activité avec des patients détenteurs de cette carte. « J’ai dû réduire mes tarifs de consultation privée pour les enfants, je suis plus compréhensif avec les patients qui ont du mal à payer », explique John Veale. Le chômage s’est fortement accru ces dernières années. Selon l’institut Eurostat, il touche 13,8 % de la population active.John est chauffeur de taxi depuis neuf ans après plusieurs petits boulots. « J’ai de la chance car ma femme gagne bien sa vie, dit-il. Heureusement car nous payons 3 000 euros par an pour l’assurance de santé privée qui couvre notre famille, ma femme, mes deux enfants et moi ». Inévitablement, la discussion dérive sur les législatives du 25 févrie : « Je ne suis pas sûr que les élections changeront grand-chose mais je vais voter bien sûr, affirme John. Cela ne fait pas si longtemps que nous avons le droit de voter. »
2 000 lits en moins à l’hôpital.
Direction rue Fitzwilliam, au siège de l’Irish Medical Organisation (IMO), le premier syndicat de médecins irlandais, généralistes et hospitaliers. « Si l’on tient compte de la baisse de salaire et de la hausse de diverses taxes, les médecins ont perdu 25 % de leurs revenus en deux ans », commente le Pr Sean Tierney, président de l’IMO. Le syndicat a lancé une enquête nationale pour connaître l’impact de la crise sur les revenus des médecins. « Tous les Irlandais souffrent et acceptent de faire des efforts, ajoute le chirurgien vasculaire à l’hôpital Tallaght de Dublin. Les médecins prennent moins de patients en secteur privé. » De 1 500 à 2 000 lits pourraient être fermés en 2011, sur les 12 000 que compte le parc hospitalier. « À cause de cela, nous avons des problèmes pour l’activité programmée, des annulations d’opérations et beaucoup de délais. Des patients attendent parfois 6, 8, 24 heures sur des brancards pour avoir un lit aux urgences : c’est très insatisfaisant de travailler dans ces conditions. » À l’hôpital, les médecins sont frustrés, obligés de traiter les urgences et de laisser les listes d’attente s’allonger inexorablement.
Après la précédente grande crise économique vécue par l’Irlande au milieu des années 1980, beaucoup de petits hôpitaux se sont développés. « Nous avons connu une telle expansion dans les années 2000 que le nombre de lits a augmenté, surtout le nombre de lits privés, commente le Pr Tierney. C’était un investissement. Le bénéfice s’est effondré, le marché de l’assurance privée a chuté et le nombre de patients qui va à l’hôpital a baissé aussi ». L’IMO se dit prête à revoir l’organisation des soins primaires pour éviter d’envoyer les patients à l’hôpital. Mais le Pr Tierney est sans appel : « L’austérité ne résoudra pas nos problèmes ». Le chirurgien espère des changements importants avec les élections.
Des médecins candidats à l’exil.
Quelques kilomètres plus au sud de Dublin, Donal Duffy nous reçoit au siège de l’Irish hospital consultants association (IHCA), un syndicat de médecins hospitaliers. « 70 % des admissions sont des urgences et 30 % des consultations programmées, indique Donal Duffy. Les conditions sont plus sévères pour être admis à l’hôpital. » Donal Duffy observe que le système de santé irlandais ne parvient pas à conserver ses médecins en dépit des très bons revenus des « consultants », le plus haut statut hospitalier en Irlande. Ces salaires sont compris dans une fourchette de 159 000 euros à 192 000 euros « avant taxes ».« Ils sont bons mais ils ne suffisent pas à garder nos médecins, commente Donal Duffy. Les hôpitaux ont beaucoup de mal à recruter. » Après leurs cinq premières années d’études et un an d’internat, les médecins irlandais ont l’habitude de finir leur formation à l’étranger pendant plusieurs années. « De plus en plus ne reviennent pas », commente le responsable de l’IHCA. Illustration du malaise : « Nous avons 45 places de formation en anesthésie mais seulement 15 candidats, 68 en chirurgie générale et 2 candidats, poursuit Donal Duffy. Il va être difficile de garder une qualité de service si nous n’avons pas de médecins. » Pour faire tourner leurs services, les hôpitaux irlandais font appel à des médecins étrangers, essentiellement venus d’Asie, d’Afrique du Nord ou d’Europe de l’Est.
Le Pr Colm O’Morain, doyen de la faculté de médecine de Trinity College, la plus prestigieuse université de Dublin qui fête son tricentenaire, est moins pessimiste. « La médecine reste un choix populaire, assure-t-il. Chaque année, 135 diplômés sortent de notre faculté ». En Irlande, l’exil des blouses blanches a toujours existé. « Pour se former, les médecins ont envie et besoin de voir ailleurs ». Colm O’Morain sait de quoi il parle. Il a lui-même travaillé 2 ans à Nice, 5 ans à Londres et 3 ans à New York.
Certains médecins attendent impatiemment les élections. C’est le cas du Dr Sean Lynch. Dans son cabinet médical de Rahenny, à l’est de Dublin, le médecin généraliste prend une demi-heure de pause. Pour lui, le Health Service Executive (HSE), agence indépendante du gouvernement qui gère le système de santé, est à l’origine de tous les maux du système de soins. « Le HSE est comme une grande mairie, pleine d’administrateurs. Or, c’est de médecins et d’infirmiers dont nous avons besoin ! » Le médecin souhaite une réforme du « monstre ». Il votera pour le Fine Gael, favori des sondages, qui veut réformer le HSE et mettre en place d’une assurance-maladie universelle (voir notre édition de demain).
Les assurances privées à la hausse.
Le secteur de la santé est tout entier touché par la crise. Pharmacie de Rahenny. Entre deux clients, Ethel, responsable des lieux se livre. « Les patients viennent davantage nous voir avant d’aller chez le médecin, constate la pharmacienne. Ils ne prennent que les médicaments dont ils ont vraiment besoin et nous demandent des faveurs pour avoir des médicaments sans ordonnance. » Pour 120 euros par mois, les patients qui ne disposent pas de la Medical Card peuvent souscrire un accord avec leurs pharmacies. Ils disposent alors gratuitement de tous les médicaments qui leur sont prescrits. Ils doivent toutefois s’acquitter d’une franchise de 50 centimes par boîte de médicaments. Crise oblige, la marge des pharmaciens sur ces contrats a été abaissée de 50 % à 20 %.
Siège de VHI Healthcare. Une dizaine de personnes font la queue aux guichets du plus grand assureur privé irlandais. Autre effet de la crise : en deux ans, le coût des contrats a augmenté en moyenne de 33 %. Eileen sort du bâtiment après avoir déposé des justificatifs d’hospitalisation. « Il y a quelques années, j’ai eu un problème au dos. J’étais au chômage et je n’avais pas d’assurance. J’ai dû attendre 6 mois pour voir un consultant à l’hôpital public, explique cette femme de 60 ans. Depuis, j’ai une assurance privée chez VHI pour pouvoir être vue plus vite si j’ai un nouveau problème de santé. » Son contrat lui coûtait 907 euros en 2010 ; ce sera 1 043 euros cette année. Plus de 50 % de la population a une assurance privée. Du fait de la crise, de plus en plus d’Irlandais y renoncent. C’est le cas de Maria, employée de bureau rencontrée à la sortie de l’hôpital Rotunda de Dublin. « Je refuse de payer une assurance privée car j’estime que nous ne devrions pas laisser notre pays tourner vers cette privatisation de la santé. Certaines personnes vont voir un obstétricien et payer 3 000 euros. L’assurance va rembourser la chambre mais pas les frais médicaux, à quoi sert d’avoir une assurance ? s’insurge la jeune femme. Aujourd’hui, pour vous soigner, il faut avoir de l’argent. Je connais des gens qui refusent des emplois mal rémunérés pour conserver leur Medical Card ».
Médecins ou patients, les Irlandais souhaitent que le futur gouvernement soigne mieux son système de santé.
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