LE QUOTIDIEN : En 2017, une grève illimitée a bouleversé la Guyane et le secteur de la santé. Qu'en est-il deux ans après ?
CLARA DE BORT : La situation est toujours très fragile. Nous sommes dans le département le moins dense de France, à peu près comme Mayotte. Beaucoup de professionnels viennent passer quelques mois ou années puis repartent, c'est une caractéristique de notre territoire. Il y a beaucoup de jeunes, de médecins en fin de carrière, voire des médecins retraités.
Ce n'est donc pas possible de comparer la Guyane avec un autre endroit où le nombre de médecins serait stable. On s'adapte à ce turn-over important : on ne cherche pas à installer définitivement des médecins. Notre territoire est donc toujours dans une situation précaire, bien que contrastée selon les endroits. Depuis quelques mois, l'hôpital de Cayenne parvient à recruter davantage de médecins et paramédicaux qu'il n'en voit partir. Les médecins libéraux se concentrent sur le littoral, les patients de l'intérieur de la Guyane étant essentiellement pris en charge par les centres délocalisés de prévention et de soins (CDPS).
Quels sont les besoins médicaux du territoire ?
Toutes les spécialités ont des besoins. Il est très facile de trouver un poste en Guyane, même pour une durée courte. Seule l'infectiologie, discipline reine pour laquelle nous avons des équipements de haut niveau, arriver à recruter sans notre aide. Un jeune PH qui vient ici, c'est le roi du pétrole ! Tous les médecins se connaissent, il est plus facile de monter des projets. On ne fait que développer l'offre de soins. Nous ne fermons aucun service, aucune maternité.
Nous avons aussi lancé une campagne pour recruter des assistants spécialistes partagés, postes qui s'adressent aux jeunes médecins et leur permettent de faire deux ans d'assistanat, un an en Guyane et un an en métropole, le tout financé par l'ARS. Le ministère de la Santé a augmenté le nombre de postes en Outre-mer. En deux ans, nous en avons obtenu 30, mais les candidats se font rares. Pour l'instant, le dispositif n'est pas encore suivi d'effet et n'est pas encore assez connu.
Et les spécificités en termes de pratique médicale et de santé publique ?
La population est extrêmement variée. Nous avons des Amérindiens, des Bushinengués (peuple descendant d'esclaves du Suriname), des Créoles, des Brésiliens, des Surinamais, des Chinois, des Hmongs (peuple de Chine et d'Asie du Sud-Est) mais aussi des patients du Guyana, du Venezuela, de Haïti. Il y a donc une richesse « génétique » pour les médecins, qu'on ne trouve même pas en Ile-de-France, mais aussi un non-recours aux soins dans les endroits isolés et des maladies à des stades très avancés qu'on ne voit plus en métropole.
Nous enregistrons aussi une prévalence très importante du diabète, du HIV, de la consommation d'alcool, de la drépanocytose, mais aussi de l'obésité et une forte spécificité sur la santé mentale, notamment chez les Amérindiens, touchés depuis des années par une forte proportion de suicides. Certains comportements sont de plus différents de ceux que l'on connaît en métropole. Il y a une culture qui encourage les femmes à faire des enfants. Il faut donc plus travailler sur les droits des femmes et des jeunes filles, plutôt que sur la seule contraception.
En 2017, le protocole de sortie de grève prévoyait l'implantation d'un CHU en Guyane. Le projet semble au point mort. Quelle est votre position ?
Je rappelle que pour un CHU, ce n'est pas le ministère de la Santé qui décide, ni l'ARS, mais l'université. Celle de Guyane n'a même pas d'UFR de médecine, juste une antenne de la faculté de Guadeloupe. Par ailleurs, seuls 300 000 habitants vivent ici. C'est comme le département de la Charente !
Avant de faire un CHU, faisons de bons centres hospitaliers, en attirant plus de médecins pour faire du soin. L'hôpital de Cayenne peut devenir un établissement de prestige européen en Amérique du Sud. Ce serait mieux que de devenir le plus petit CHU de France sans les moyens à la hauteur de ses ambitions.
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