Article réservé aux abonnés
Dossier

Numérique

Données de santé, un outil de travail encore sous-estimé

Par Magali Clausener - Publié le 09/01/2023
Données de santé, un outil de travail encore sous-estimé


adobe stock.com

Les médecins généralistes disposent, avec leurs dossiers patients, de nombreuses données de santé. Des informations qu’ils pourraient exploiter pour une meilleure qualité des soins, des actions d’« aller vers » et de prévention. À condition de structurer les informations.

Motifs de consultations, poids, tension, traitements prescrits, allergies, antécédents, résultats d’examens de biologie et/ou de radiologie, courriers reçus ou adressés aux confrères, comptes-rendus hospitaliers… Les médecins généralistes disposent de toutes ces informations. Autant de données à exploiter.

C’est ce que fait le Dr Bertrand Legrand, qui exerce à Tourcoing (Nord), dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité), depuis 2005, dans une maison de santé pluriprofessionnelle (MSP) multi-sites. Avec sa femme, médecin généraliste également, il a en file active 6 000 patients. De plus, il renouvelle un tiers de sa patientèle tous les trois à quatre ans. En base cumulée, Bertrand Legrand dispose de données sur 15 000 patients. En 2008, le médecin a commencé à exploiter ces données avec le Pr Emmanuel Chazard, PU-PH en santé publique, informatique médicale et biostatistiques à la faculté de médecine de Lille.

Identifier des patients « perdus de vue »

« Il y a eu une rencontre. À partir de 2008, j’ai travaillé sur des projets de recherche sur des données intra-hospitalières en faisant de la réutilisation de données. Et assez rapidement, on s’est dit que tout le monde traitait un peu par le mépris ces données de médecins généralistes, mais ils ont une activité tellement importante quantitativement, avec un suivi dans le temps que n’ont pas les hôpitaux, que ces données sont aussi intéressantes que les données intra-hospitalières », explique Emmanuel Chazard.

Cette collaboration a permis la parution de plusieurs travaux de recherche sur la gale, les angines, le lien entre contraception et poids, la prise en charge des diabétiques de type 2, mais elle a aussi conduit Bertrand Legrand à exploiter les données pour le soin. « Dans ce cadre, on a mis en place au sein de la MSP un protocole sur l’insuffisance rénale. J’avais le sentiment que nous ne faisions pas toujours le diagnostic d’insuffisance rénale, même si nous recevions les résultats de biologie, relate Bertrand Legrand. Pour cette recherche, nous avons récupéré les clairances de créatinine avec le laboratoire de biologie médicale et nous avons listé les patients qui avaient une clairance inférieure à 60 et qui pouvaient être en ALD d’insuffisance rénale. Nous avons ensuite envoyé cette liste aux médecins de la MSP pour vérifier que le diagnostic avait été posé et que l’ALD était demandée. En réalisant cette recherche sur mes patients et ceux de ma femme, je me suis rendu compte que nous n’avions pas diagnostiqué plusieurs patients. »

Cet exemple montre que le diagnostic peut ainsi être amélioré, mais le soin et la prise en charge également. « L’exploitation de nos données permet de repérer les patients perdus de vue ou en carence de soins et d’aller les chercher au lieu d’attendre qu’ils viennent nous consulter. Ces patients sont dans ma base et il suffit de l’exploiter informatiquement pour se rendre compte de ce que l’on ne voit pas, souligne Bertrand Legrand. Les médecins regardent habituellement ce qui se voit. Or, il y a une grande partie du soin que l’on peut améliorer très facilement en regardant ce que l’on ne voit pas. » Mais, pour Bertrand Legrand, il ne s’agit pas de prévention : « Nous sommes sur du non-soin ». Et de citer l’exemple d’un patient atteint de BPCO qui, généralement, vient une fois par mois mais qui, en 2022, n’a consulté que trois fois et n’a pris que trois boîtes de traitement pour 12 mois. « Vous vous apercevez alors que ce patient n’a pas fait d’EFR depuis quatre ans. Il vaut mieux alors l’appeler pour lui dire qu’il n’a pas fait d’EFR cette année et lui demander s’il prend bien son traitement. Sinon, vous risquez de l’attendre très longtemps dans votre cabinet », explique Bertrand Legrand.

Une utilisation qui peut s’avérer complexe

L’exploitation des données peut cependant être complexe. « Aujourd’hui, le médecin traitant est peu au courant de tous les dépistages réalisés par ses patients. Par exemple, il n’est pas systématiquement destinataire des résultats du frottis ou de la mammographie prescrits ou ­réalisés par la gynécologue ou des vaccinations effectuées par l’infirmière ou le pharmacien. Si nous voulons faire des requêtes, la traçabilité des actes et examens est impératif », estime Jean-Michel Lemettre, médecin généraliste à Amboise (Indre-et-Loire) et membre de la commission informatique de la CSMF.

Le médecin a été confronté à ce problème. Au sein de la MSP dans laquelle il exerce, Jean-Michel Lemettre a voulu, avec ses confrères, vérifier que toutes les patientes concernées et d’accord pour les dépistages avaient réalisé un frottis et une mammographie dans les délais requis. « Une secrétaire médicale a dû collationner toutes les informations sur différentes plateformes et dans différents dossiers, y compris papier, pour établir cette liste à jour. Elle a travaillé sur ce projet à plein temps pendant quelques semaines », relate le médecin.

Et d’en conclure : « Il faudrait que les informations d’examens de dépistage soient systématiquement adressées aux médecins traitants et classées automatiquement après lecture dans un dossier dédié. Ce travail de quelques semaines pourrait alors se faire en quelques clics, ce qui rendrait possible une surveillance quasiment en temps réel d’une population en termes de prévention et de dépistage ». Une promesse de Mon espace santé, qui a vu le jour début 2022 ?

De fait, l’exploitation des données nécessite des logiciels performants et des données structurées. « Les outils qu’on propose aux médecins ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils pourraient avoir. Les médecins n’imaginent pas ce qu’ils pourraient demander en termes de tableau de bord, par exemple », remarque le Pr David Darmon, directeur du DUMG de l’université Côte-d’Azur, à Nice, et mandaté par le bureau du CNGE pour le projet P4DP (projet d’entrepôt de données de santé dédié à la médecine de ville). « Le problème, c’est que l’éditeur de logiciel demande toujours plus de travail à l’utilisateur en le forçant à faire certaines opérations de gestion des données. Ce problème de fond relève du domaine de l’interface homme-machine », juge pour sa part Emmanuel Chazard.

Une nécessaire structuration des données

Même si les logiciels ont leurs limites, la structuration des données pourrait permettre de faire des requêtes. « C’est tout l’enjeu de la e-santé. Un médecin ne peut pas exploiter ses données dans le cadre de sa pratique ou celui de la recherche si les données ne sont pas structurées. Par exemple, s’il utilise du texte libre pour indiquer qu’un patient est diabétique, il ne pourra pas facilement faire de requête sur son logiciel ciblant sa patientèle diabétique », souligne Jean-Michel Lemettre. « Il faut des logiciels que l’on puisse requêter. Mais pour requêter sa base, encore faut-il l’avoir codée correctement. Si vous n’avez pas compris comment sont requêtées les données, vous allez croire que votre commentaire en mode texte contient votre diagnostic, ce qui est absolument faux », abonde Bertrand Legrand.

Pour David Darmon, la structuration des données ne va pas sans la standardisation des termes utilisés par les praticiens. Or, il n’y a pas eu de standardisation imposée aux éditeurs dans le cadre du Ségur du numérique. Quant à Emmanuel Chazard, il se veut pragmatique. Selon lui, il faut aussi adapter ses requêtes en fonction des données dont on dispose. « Pour rechercher, par exemple, ses patients diabétiques, le médecin, s’il est malin, ne cherchera pas dans les diagnostics mais utilisera plutôt les médicaments antidiabétiques qui, eux, sont forcément codés », explique le chercheur.

« La structuration des données est un investissement pour l’avenir et il faut l’expliquer aux médecins. Mais aujourd’hui, ils ont le nez dans le guidon, relève Jean-Michel Lemettre. Si la structuration de quelques données essentielles du dossier médical et la qualification de l’identité du patient par l’INS ont pour conséquence de leur dégager du temps médical, ça leur parlera. Leur logiciel métier leur donnera une meilleure visualisation de l’histoire médicale du patient et rangera quasi automatiquement les informations dans les bonnes cases et les bons dossiers patients. Pour autant, il faut rémunérer le médecin pour le temps qu’il va passer à structurer ces données. »

Pour Bertrand Legrand, c’est en fait une question d’organisation. « On a l’impression que c’est une histoire d’informatique et d’algorithme, mais c’est avant tout une histoire d’humains, d’organisation et de vision du travail, complète Emmanuel Chazard. La démarche que nous proposons pourrait être réalisée sur des dossiers papier, mais elle serait moins rapide. »